Tous les commerces sont fermés à cette heure matinale, grillage en fer baissée, porte close. Le sol pavé glisse dangereusement, la pluie de la veille le rend luisant et prolonge la perspective des ruelles fuyantes, reflétant au sol l’image tremblante des bâtisses. Il est encore tôt, les passants sont rares et pressent le pas, visage fermé, regard voilé, c’est l’heure du travail, pas de quoi sourire. Sur une place enclavée où la plupart des commerces sont des restaurants ou des cafés, un homme s’affaire seul au milieu des tables et des chaises empilées. Les restaurants dissimulent leurs dessertes de table pour les protéger des intempéries et des vols nocturnes, en les recouvrant de grandes toiles plastiques colorées, des bleus comme au Japon, des verts bouteille, des grises. Ainsi dissimulée, difficile de deviner ce qui se cache sous cette masse informe qu’un cadenas vient parfois remodeler. La toile se drape alors de plis et d’ombres en creux qui font penser aux empaquetages de Christo.
La ville garde les traces de la percée Hausmannienne, ses alignements définis, ses gabarits fixés en fonction de la largeur des avenues. Prescriptions architecturales pour permettre l’ordonnancement des immeubles : les façades en pierre de taille ornées de balcons, corniches, moulures, les toits en ardoise, les bâtiments sur un même îlot avec hauteurs d’étages identiques et les lignes principales de façade. Aujourd’hui c’est le tram qui façonne le centre-ville, renforçant cette impression de déjà-vu, cette uniformisation générale. Partout les mêmes enseignes, les mêmes vitrines, les mêmes scénographies marchandes, partout les mêmes publicités et le mobilier urbain à l’identique. Une ville livrée aux commerces de franchise offerte à une publicité envahissant l’espace public. Remonter la rue de Siam à Brest, un coup de vent un peu moins humide et nous voilà à Marseille sur la Canebière. Quelqu’un nous appelle dans la rue, nous nous retournons vivement soudain propulsés à Tours ou Orléans.
« Les piétons marchent dans toutes les directions, sur l’espace de la place, le tram et sa circulation libre laisse la place à la marche en tous sens des piétons. Ce qui se joue là, dans cet espace urbain renouvelé, réaménagé, c’est une nouvelle circulation des transports bien entendu, mais surtout des piétons. Ce qui se dessine, c’est un espace ouvert, limitant la circulation automobile pour privilégier la marche. Et cette marche est une marche sans contrainte, sans barrière, sans passage piéton, sans flèche à suivre, seule précaution, regarder à droite à gauche avant de traverser pour ne pas se faire heurter par le tram. Je retrouve sur ces places, des images de films de mon enfance, les grands espaces du Far West.
Toutes les villes construisent désormais leur tram.
Comment vivre avec cet espace de jonction ? Comment vivre avec cette réalité ?
Notre proximité à l’autre se négocie aussi bien en termes de temps qu’en termes d’espace. »
Laisse venir (extrait), Anne Savelli, Pierre Ménard.
Près de la gare, les barricades des travaux limitent l’accès aux rails du tram. Un paquetage longiligne repose au sol, sur les pavés. Ce n’est pas un paquet. Le souvenir d’une scène au départ de Paris, dans les couloirs du métro, remonte à la surface. Une femme allongée sur une civière, sous respirateur, ceinturée de sangles, est assistée par les pompiers. Entendre distinctement l’un d’eux dire à son collègue en aparté, si encore elle n’avait dévalée qu’un escalier... Descendre les trois volées de marches qui conduisent au long tapis roulant de l’échangeur, en se tenant bien à la rambarde, s’y agrippant même, impossible de ne pas penser aux fois où le pied hésite, ripe, prenant un mauvais appui, cet instant où l’on perd l’équilibre mais où l’on parvient à se redresser de justesse, et les images qui s’enchaînent dans la tête, s’enveniment tout en continuant la marche. Il ne faut pas rater son train. Ce n’est pas un cadavre abandonné là en pleine rue. C’est autre chose. Un homme qui dort.
Les lignes de désir est un projet éditorial à dimension protéiforme, autour d’un récit à lecture non-linéaire, un entrelacs d’histoires, de promenades sonores et musicales, cartographie poétique de flâneries anciennes, déambulations quotidiennes ou voyages exploratoires, récits de dérives aux creux desquels se dessinent les lignes de désir.