Revenir à une écriture plus directe, mobile, au quotidien, reprendre le journal laissé (trop longtemps) à l’abandon. Y évoquer des choses vues (aussi bien dans la rue qu’en vidéo), extraits de livres que je lis, extraits de musique que j’écoute, de vidéo que je consulte, et tout ce que je lis sur Internet où je passe le plus clair de mon temps, pour mon travail. Non pas tant une revue de presse qu’un passage en revue de ce qui nous touche, risque de se perdre dans le flot des informations, les heures du jour et de la nuit. Se rendre compte qu’on avait imaginé un dispositif identique il y a tout juste un an, l’approche de la fin d’année toujours propice en projets de ce type qu’on finit par abandonner, parfois même avant de les avoir menés. Ou comme ici, qu’il faut un an à faire murir, à traduire. Celui-ci s’appelait vide-poche. Ce sera finalement un journal versatile.
La difficulté de tenir dans le temps, tout est là. Avec tous les projets à mener de front, les lignes de désir (dossiers de subvention, dialogue avec les développeurs, tests et réflexion sur l’application à venir), la résidence à Argenteuil, les ateliers d’écriture et de création à mener avec les élèves allophones et le webdocumentaire à créer avec eux, les ateliers d’écriture à Sciences Po pour le prochain semestre. Penser cet espace comme une respiration, une parenthèse et non une entrave supplémentaire, une manière d’arrêter le temps, de fixer quelques idées, plutôt que les voir filer dans le flux de la lecture sur le net ou les entrepôts (du type Pocket, peut-être de là que venait le titre du journal oublié vide-poche) dans lesquels on les enferme sans jamais y revenir. Et voir ce qui fait lien avec le temps, entre ces éléments et comment ils permettent d’interroger et d’éclairer mes projets.
Depuis plusieurs mois, je dois travailler avec un clavier externe car celui de mon ordinateur ne fonctionne plus. Cela a commencé par le T le U, puis le E, le R, bientôt toute la ligne AZERTYUIOP était touchée, impossible de continuer à écrire, j’ai tenté de les remplacer mais en vain. Je suis passé au clavier sans fil, mais pour un portable ce n’était pas du tout confortable. Je viens de m’acheter un nouveau Mac Book Air.
Ce matin, j’ai écouté Blackened Cities, de Melanie De Basio.
« Dans toutes les villes, il y a une Blackened City, déclare Melanie De Biasio. Dans toutes les villes, j’ai trouvé des endroits noircis, sombres, peut-être délaissés, mais quelque part qui ne demandaient qu’à être embrassés. »
Projet ambitieux et fascinant, Blackened Cities
est une pièce musicale qui déroule une narration atypique, comme un film sonore de 25 minutes, une vague longue, haute et infinie, sur laquelle la voix de la chanteuse se détend, se replie, se cambre, bref offre une large palette formelle.
« J’ai suivi ce que la musique m’a dit, comme une demande viscérale, avoue la musicienne. Un lien qui ensuite, s’est révélé attaché aux villes post-industrielles, ces lieux où l’on redécouvre maintenant les termes d’un espoir inattendu. Manchester, Detroit, Bilbao ou Charleroi, la ville où j’ai passé mes dix-huit premières années. »
Une collection de reproductions créée par Zupagrafika en papier représentant les principaux monuments de l’architecture brutaliste de Paris à partir de la fin des années 1950-1970 : Paris Brut.
La série présente des édifices éparpillés dans les arrondissements de Paris, ainsi que de la banlieue parisienne : le Plan Voisin imaginé par Le Corbusier pour le centre de Paris, la dalle en béton de la Cité des 4000, les tours rondes des Choux de Créteil, la Cité Curial, les tours des Orgues de Flandre et le Centre National de la Danse, à Pantin. La collection est constituée de six modèles illustrés à assembler, accompagnés par une courte note technique sur les architectes, l’année de construction et l’emplacement exact de chaque bâtiment.
Ce travail m’a rappelé la photographie des blocs de béton pris dans la friche des Grands Voisins.
Rien à voir et pourtant : Samuel Rochery fait son coming out sur son compte Viméo : j’écris des romans avec des rebondissements dedans. Un film muet qui raconte une histoire du monde à l’arrêt.
Ma fille aînée Alice regarde en ce moment la série télévisée britannique Sherlock et me parle évoque les « palais de mémoire » qui servent au détective anglais pour résoudre ses enquêtes.
Je lui réponds que j’évoque l’art de la mémoire dans les Lignes de désir :
« La marche à pied est un « art de mémoire », au sens que l’on donnait à cette expression dans l’Antiquité : une méthode des lieux. La rue principale de l’île est appelée rue Saint-Louis-en-l’Île. Avec ses inscriptions, le temps s’y projette dans l’espace, le passé devient un territoire qu’il a arpenté et marqué, comme certains animaux marquent le leur. Elle est bordée de boutiques et de magasins spécialisés, comprenant un magasin de jouets, un atelier de marionnettes faites à la main, chocolateries, boulangeries, fromageries, boutiques de souvenirs, galeries d’art, et un certain nombre de restaurants. En se territorialisant, le temps perd tout caractère linéaire : il est dispersé. L’auteur n’effectue pas trajet concerté, mais un parcours en partie aléatoire où il révise et rumine en permanence sa vie récente en marchant sans fin les quais. LʼÎle Saint-Louis est ainsi comme un grand cahier avec des tas de pages blanches, qui nʼa ni début ni fin, et quʼon peut ouvrir nʼimporte où. »
Revoir dix ans après un film et retrouver la même impression, intacte. Étonné par la qualité du film d’Olivier Assayas qui dans cette Nuit américaine revisitée parvient à montrer avec justesse les coulisses débridées du tournage d’un remake des Vampires de Louis Feuillade avec Maggie Cheung. Et la même déception de la fin bâclée par le cinéaste. Le lendemain soir, reprendre le feuilleton de mes 13 heures de visionnage d’Out1 de Jacques Rivette et retrouver deux des acteurs du film d’Assayas : Jean-Pierre Léaud et Bulle Ogier. Coline : Vous parlez maintenant ? Colin : Si vous m’entendez c’est que je parle.
Le destin parallèle de deux individus dans un Paris métamorphosé en champ de devinettes : Colin et Frédérique. Frédérique, c’est Juliet Berto. Elle aborde les hommes dans les cafés, invente pour eux des histoires rocambolesques et parvient presque toujours à leur subtiliser de l’argent. Jean-Pierre Léaud, avec sa grâce funambule, son élégance inégalée, est Colin, Colin Maillard qui avance à l’aveugle, en mendiant dans les cafés en se faisant passer pour sourd-muet et en jouant par à-coups bruts un peu d’harmonica.
Le mendiant farfelu et la voleuse enjôleuse traversent les mêmes lieux de Paris, rencontrent les mêmes personnes, mais ne se sont jamais vus, mais ils se confrontent et se mesurent aux mêmes énigmes.
« J’ai peu de souvenirs… Je ne me rappelais plus que le film se terminait par ces scènes où je m’effondre sur une plage », confie Michael Lonsdale.
« C’est lié à la méthode de fabrication d’Out 1, commente Bulle Ogier. Ce qui fixe le souvenir d’un film dans la mémoire d’un acteur, c’est de l’avoir d’abord découvert en lisant le scénario, se l’être représenté à l’avance, avoir appris les dialogues. Pour Out 1, il n’y avait aucun scénario, tous les dialogues étaient à inventer par les comédiens au moment du tournage. Ce type d’expérience, où tout doit être trouvé au présent, laisse des traces très volatiles. »
Marquer d’une pierre blanche, autrefois c’était un caillou. Le blanc, son éclat, sa lumière. Dans l’antiquité, les jurés disposaient de deux cailloux, un blanc et un noir, le blanc innocentait l’accusé. À la même époque, lors des banquets, un caillou blanc gravé au nom de l’invité faisait office de carton d’invitation.
Passionnant dossier à lire dans la revue web Sens Public : Ouvrir le livre et voir l’écran : pratiques littéraires et pratiques numériques, l’article de Servanne Monjour, Marcello Vitali Rosati et Gérard Wormser sur Le fait littéraire au temps du numérique. Ils démontrent comment la littérature participe aujourd’hui à l’éditorialisation du monde, enterrant ainsi définitivement le dualisme imaginaire-réel pour lui préférer une structure anamorphique, à travers deux exemples littéraires – Traque Traces de Cécile Portier et Laisse venir écrit avec la complicité d’Anne Savelli.
Ce journal versatile pour indiquer qu’il y a là quelque chose d’important à ne pas pas confondre avec le reste : à ne pas oublier. Laisser la place pour inscrire un message, écrire un mot, sans le faire pourtant, remettant cela à plus tard, laisser une trace, une place, pour ce que l’on voudrait dire. Une page blanche. Les cailloux pour retrouver son chemin sont dans toutes les têtes. Tout le monde y pense. Suivre la ligne ainsi composée, selon les pointillés...