Pendant 10 semaines, à partir du dimanche 30 juin 2013, François Bon lance un atelier d’écriture dont vous trouverez sur tiers livre les propositions d’écriture développées, avec exemple basé sur un texte d’auteur. Cette première semaine, c’est à partir de L’été 80 de Marguerite Duras, que j’ai relu pour l’occasion (quel beau livre).
Je vais tenter de profiter de cet été et de ces ateliers pour travailler sur mes Lignes de désir. Voici mon premier texte :
Un art de mémoire
Sur la pointe de l’île, derrière l’épais rideau de feuilles des peupliers, l’horizon se dégage. Les paroles de la chanson de Léo Ferré cherchent une mélodie : « L’Île Saint-Louis en avait marre d’être à côté de la Cité, un jour a rompu ses amarres, elle avait soif de liberté, avec ses joies, avec ses peines qui s’en allaient au fil de l’eau. On la vit descendre la Seine, elle se prenait pour un bateau. » Au loin sur l’autre rive, l’Hôtel de ville nous tourne le dos mais nos yeux sont irrémédiablement attirés en bas sur le quai. Ce n’est pas que l’endroit soit très fréquenté, tout dépend l’heure et la saison. Le matin, très tôt sans doute la meilleure heure, l’île est désertée, les commerçants n’ont pas ouverts leurs échoppes, les touristes dorment encore, les travailleurs désertent l’île, sans bureau ni transport en commun (sauf le bus). Les cantonniers se cantonnent d’arroser d’eau les pavés pour en chasser les papiers gras laissés la veille par les passants.
L’endroit ne se résume pas à un triangle isocèle d’une quarantaine de mètres de côté, le coin attire quand on vient de la Cité, au frais sous les arbres, avec sa forme de promontoire affublé d’un banc qui n’est pas prévu pour admirer la beauté pourtant bien réelle du point de vue. Si l’on s’y assoie, au niveau de nos yeux, le parapet nous empêche de voir ce qui attire à cet endroit, le point de confluence de la Seine et de son bras mort. Ballet incessant des badauds, passants, touristes, curieux et étudiants qui fréquentent le lieu. Le jeu consiste alors à observer leurs attitudes. Pas un qui ne jette un regard vers le fleuve et ses bateaux-mouches (pour les péniches c’est de l’autre côté) l’Hôtel de ville, le clocher de l’église Saint-Gervais, les jardins coincés entre la Seine et la voie rapide, les immeubles du Quai aux Fleurs rempart des tours de Notre-Dame. Chaque fois le même manège, son regard est détourné, irrésistiblement attiré vers le quai en contrebas.
L’histoire de Rétif de la Bretonne, imprimeur, graveur, fasciné par la typographie, est passionnante. Jusqu’à l’âge de 51 ans, il note, sur des cahiers tout d’abord, puis de 1779 à 1785, directement sur les murs de l’Île Saint-Louis, les dates de faits mémorables, liturgie intime destinée à exorciser la mort. Il quadrille ainsi le temps, l’enserre, à partir du présent, dans une grille qui éloigne le vide d’où sort sa vie et où elle s’évanouira. Dates et graphomanie sont deux aspects indissociables de sa conduite. Entre le 1er septembre et le 4 novembre 1785, il relève et commente sur papier toutes ses dates inscrites sur l’île. Le texte qu’il écrit n’est pas un journal mais l’autobiographie des dates et du dateur, destinée à servir d’annexe son autobiographie en cours d’écriture. À l’issue de ce processus, l’autobiographie des dates ayant rejoint le présent, son texte se transforme en un journal quotidien, à lui seul destiné, un journal intime qu’il tiendra sans doute jusqu’à sa mort.
La marche à pied est un « art de mémoire », au sens que l’on donnait à cette expression dans l’Antiquité : une méthode des lieux. La rue principale de l’île est appelée rue Saint-Louis-en-l’Île. Avec ses inscriptions, le temps s’y projette dans l’espace, le passé devient un territoire qu’il a arpenté et marqué, comme certains animaux marquent le leur. Elle est bordée de boutiques et de magasins spécialisés, comprenant un magasin de jouets, un atelier de marionnettes faites à la main, chocolateries, boulangeries, fromageries, boutiques de souvenirs, galeries d’art, et un certain nombre de restaurants. En se territorialisant, le temps perd tout caractère linéaire : il est dispersé. L’auteur n’effectue pas trajet concerté, mais un parcours en partie aléatoire où il révise et rumine en permanence sa vie récente en marchant sans fin les quais. LʼÎle Saint-Louis est ainsi comme un grand cahier avec des tas de pages blanches, qui nʼa ni début ni fin, et quʼon peut ouvrir nʼimporte où.
Les fils de la vierge
Sans but précis, je décide de sortir de chez moi, descends les marches de l’escalier quatre à quatre, avec ce rythme léger et régulier dont j’ai longtemps cru qu’il ne pouvait prendre forme que dans les films : descendre sans regarder ses pieds, souriant, alerte, comme si le corps glissait sur les marches au lieu de descendre pas à pas. Et c’est avec cette insouciance ravie que je remonte l’avenue sans me soucier de la direction à prendre. Je me laisse porter par le mouvement de la foule dont l’humeur joyeuse s’accorde à la douceur printanière de cette journée ensoleillée. Comme souvent lorsque je traine dans les rues de Paris, au petit bonheur la chance, j’ai tendance à reproduire le même parcours, mes pas me conduisent presque malgré́ moi vers l’Île Saint-Louis qui fait partie de ces endroits que j’apprécie sans jamais y avoir vécu, mais que j’ai arpenté en différents moments de ma vie, des instants si distants qu’ils renforcent la familiarité́ que j’entretiens avec cet endroit.
À cet endroit de l’île, le parapet en pierre est souvent trop haut ou trop large pour laisser entrevoir ce qui se passe en contrebas, sur le quai, sans un effort à faire, coller son corps pour se hisser légèrement au-dessus, au risque de salir ses vêtements sur la pierre noircie par la pollution. Tout à mes pensées, je ne l’aurai pas remarqué si je n’avais pas fait deux fois le tour de l’ile et si, repassant par les mêmes endroits, je n’avais pas été surpris de le croiser à nouveau. Son allure banale, dos voûté́, tête dans les épaules, vêtements élimés mais suffisamment passe-partout n’avaient pas attiré mon attention, lui permettant de se fondre dans le décor, ni voyant, ni tape à l’œil. Il regardait discrètement par-dessus la balustrade, avec un regard bref mais perçant, restant de longues minutes à fixer d’un air faussement vague un point indéfinissable à l’horizon, avec un sourire coincé sur le visage qui rendait son expression suspecte, crispée, semblable à celle d’un masque.
Je me place à ses côtés pour tenter d’apercevoir ce qu’il regarde avec tant d’ardeur. Il se relève brusquement, tout son corps tendu, dans le refus du dialogue, me jetant un regard méprisant et vengeur. Mon trouble passager m’empêche de voir ce qu’il regardait quand je suis passé à sa hauteur. Je m’éloigne de quelques mètres. Il ne prête plus attention à moi. Sortir de son champ de vision suffit à me rendre invisible. Je l’observe à la dérobée, il ne me voit plus, j’ai totalement disparu. J’en suis presque déçu. Un couple de touristes s’approche, ils marchent lentement, trainent les pas, distraits, regardant en l’air émerveillés, les fenêtres grandes ouvertes d’un hôtel particulier, l’intérieur sombre d’un salon dont une bibliothèque recouvre l’intégralité́ du fond de la pièce. Un photographe et son équipe réalisent une séance photo de mode avec une mannequin russe aux jambes si longues qu’elles lui donnent des allures de cigogne. Un homme qui se tient droit à côté d’un lampadaire.
Les contacts successifs
Avancer dans la rue, s’y projeter, regard à l’affût, enregistrant mentalement tout ce que je vois, ce qui attire mon attention. Le geste d’une femme réajustant à la hâte sa coiffure. Le jeu d’ombres des feuilles des arbres dans lequel le soleil tisse sa résille. Un enfant saute de joie en voulant attraper un pigeon. Un couple s’embrasse, l’homme de dos collé contre le mur recouvert de graffitis. Le photographe ne travaille pas dans le présent mais dans le futur antérieur. Je découvre plus tard ce que jʼai vu, une fois lʼimage révélée. Vivre le présent de son expérience comme le passé dʼun futur. Mais ne garder que l’essentiel, sur le moment même du trajet, se limitant à deux photos, selon le principe des contacts successifs. Là où d’habitude nous aurions pris des centaines de clichés, se limiter à ces quatre photographies. Ce que l’on retient, des captures d’instants dont la juxtaposition raconte les coïncidences et les rencontres, notre cheminement dans la ville.
Quand on a l’habitude de marcher dans Paris, pour se déplacer d’un point à un autre, l’Île Saint-Louis devient vite un passage obligé pour rentrer chez soi : un seuil à franchir. « On marche, on écrit, on traverse la ville, elle est traversée, elle cesse, la marche continue, de même on traverse le temps, une date, une journée et puis elle est traversée, cesse. » Deux clichés qui se suivent, forment et créent, par une magnifique occasion, une présence imminente du temps qui lie, autant qu’il dissocie, les deux images. Un ensemble interrompu par l’espace noir qui sépare ces deux images. Chaque photographie, comme dans une spirale, porte en elle le souvenir de celles qui la précèdent. Un jour où l’on est moins pressé, au lieu de continuer tout droit et de traverser le deuxième pont on s’arrête un instant et l’on décide de faire le tour de l’île. Ces jeux complexes font de ces photographies un lieu de rencontre paradoxal du souvenir et de l’oubli. On n’en sortira plus.
L’hiver, l’île semble abandonnée, livrée aux éléments. Les arbres nus, leurs branches tortueuses frissonnent dans l’air frais malgré un timide soleil, ses reflets tremblotants dans l’eau du fleuve. Le cri des mouettes dans le vent humide rend ce tableau maritime. Les larges pavés des trottoirs humides sont luisants et glissants. La pierre scintille. Ce qui attire ici le promeneur. Les rues vides, les cafés déserts, l’envie d’arpenter l’île dans le calme, en faire le tour, marcher le long de la Seine, sur les quais ou du haut du promontoire. L’île nous appartient. L’impression qu’on a d’être presque chez soi. Souvenir des photographies qui ont figé dans notre mémoire les paysages de l’île, ses habitants, ses bâtiments. Un lieu protégé, mis entre parenthèse. La pointe Nord-Ouest de l’île, du côté de cette place qui porte depuis 2012 le nom de Louis Aragon. La plaque de rue comporte quelques vers du poète : « Connaissez-vous l’île Au cœur de la ville Où tout est tranquille Éternellement. »
La femme sans tête
Nous suivons le guide touristique. Il évoque l’existence d’une mystérieuse femme sans tête pour attirer notre attention un peu distraite par cette chaude après-midi automnale. Peut-être l’avez-vous déjà croisée ? Elle se trouve à l’angle de la rue de la femme sans tête, aujourd’hui rue Le Regrattier, et du quai Bourbon. Mais qui se cache derrière cette énigmatique femme sans tête ? D’après mes recherches, nous dit-il, il y aurait deux réponses possibles. Pour certains, il s’agirait d’une statue commandée par un habitant du quartier, prénommé Nicolas, qui aurait demandé à ce qu’on le représente en Saint-Nicolas, patron des enfants, des avocats et des marins. Par la suite, les révolutionnaires auraient décapité la statue. Pour d’autres, elle tiendrait son nom d’une enseigne illustrant une femme sans tête, un verre à la main et qui proclamait : « Tout est bon ! » Il ajoute, énigmatique : L’Île Saint-Louis figure le sexe de Paris, enserrée dans les cuisses de la Seine.
En 1929, Max Ernst, publie un roman-collage, le premier d’une série. Une histoire en images. Pour réaliser ces collages, il choisit des fragments de gravures sur bois provenant de magazines, d’encyclopédies et de romans insignifiants du dix-neuvième siècle. Certains collages forment une parodie de certaines œuvres d’art célèbres. Les combinaisons inédites de matériel scientifique avec des personnages qui planent, de paysages aux décors très surprenants, crée un monde onirique, qui est l’image de marque du surréalisme. L’artiste réunit des éléments hétéroclites qui ne forment pas un ensemble logique. Aucun des éléments n’y joue un rôle principal. Pas de lien ni de hiérarchie. Peut-être qu’un des éléments ressort plus qu’un autre, se trouve plus au centre de l’image, mais la différence entre le principal et le secondaire est supprimée, c’est au lecteur d’établir une hiérarchie. Le titre est déjà en soi un collage riche de significations : La femme cent têtes.
Cette femme que j’ai aimée, je me rends compte que je ne l’ai jamais prise en photo, pas une fois, aucune photo d’elle, et l’incapacité de montrer son portrait autour de moi, pour tenter de la retrouver, partir à sa recherche. Les traits de son visage s’effacent peu à peu dans ma mémoire au détriment des souvenirs qui prennent la forme du récit que je tisse chaque jour. J’ai peur de la perdre complètement, tous les efforts pour m’en souvenir sont vains, impossibles. Je ne trouve aucune aide. Personne sur qui compter. Pas d’objets, pas un enregistrement, plus une trace, mes souvenirs seuls. Je ne peux plus qu’arpenter les rues pour maintenir son souvenir vivant en moi et dessiner au fil de mon parcours, dans les endroits que nous avons fréquentés, où nous nous retrouvions, nos promenades sur l’île, nos discussions passionnées dans les cafés, nos baisers fougueux sur les quais, et tous ces moments partagés ensemble, un sourire, un silence, un regard, le dessin de son visage.