Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
Marseille est une ville sans arrêt en chantier. Un chantier dont nous pouvons voir les traces partout. Un chantier qui s’inscrit dans la durée. J’aime les villes en chantier. Ce qui reste m’importe peu, juste la transition, la trace de ce qui se construit, ce qui a lieu c’est le lieu. La forme que nous inventons sans nous voir l’inventer. Et puis ici il y a la mer. Et le bleu du ciel que j’aime tant.
À la Gare Saint-Charles à Marseille, juste avant de prendre le train du retour. Nous vérifions l’heure du départ, du temps devant nous. En sortant sur la terrasse qui surplombe la ville, je remarque la silhouette d’un jeune homme se découper en ombre chinoise, la forme de Notre-Dame de la Garde se profilant au loin, derrière la vitre. Je sors mon appareil photo. Prise à la volée, avec la certitude de la justesse du cadre, du regard, de l’image qui se fait au moment où on la prend, sans même avoir besoin de la regarder, en passant. Souvenir de la conversation avec Caroline qui a suivi sur la terrasse de la Gare, à propos de la forme de son texte sur son père qui se révèle dans une série de portraits.
Alice m’attend. À la nuit tombée. Je ne la vois pas. Je ne m’attends pas à la voir là, à la sortie de la bibliothèque. Dans la rue. De l’autre côté du passage-piéton, à côté d’autres personnes, anonymes, qui attendent pour traverser. Elle seule reste immobile et je ne la vois qu’au dernier moment, son large sourire amusé aux lèvres.
Se précipiter dehors pour une promenade sur des lieux sur lesquels je veux écrire dans le cadre d’un texte intitulé Rien que les heures qui complète le projet de l’Espace d’un instant que je mène depuis un an et que je dois terminer en début d’année prochaine. Des lieux situés selon l’axe du Méridien de Paris. Je sors avec une envie folle de parcourir le plus d’endroits possibles. Une sorte de course contre le temps. Malgré le froid sec, le soleil fait une de ses dernières apparitions de la saison. Je dois me dépêcher pour voir ces lieux dans un environnement proche de celui que je vais décrire. Je marche vite, le rouge aux joues. Dans l’enthousiasme des derniers instants. Les feuilles des arbres sont désormais d’un jaune dorée éclatant de lumière qui envahit tout l’espace.
Je ne vais plus beaucoup au cinéma. Avec Caroline et Alice nous sommes allés voir : Julie (en douze chapitres) de Jonathan Trier. Je retrouve ce qui me plait chez ce cinéaste dont j’ai vu la plupart des films. À travers son héroïne et ses pérégrinations, des préoccupations dont je me sens proche. Au milieu du film, Julie arrête le temps et court rejoindre et embrasser l’homme qu’elle aime à l’autre bout de la ville. Sur sa route, les passants ont stoppé tout mouvements, ils ne bougent plus, mais ils respirent encore, leurs cheveux ondulent au vent. L’image n’est pas figée par un effet spécial de cinéma, la vie continue de circuler malgré l’immobilité de la ville et de ses habitants, c’est la passion de cette femme qui est plus forte que tout, vitale, indomptable.
Dans le premier de ses films que j’ai vu, Oslo 31 août, une séquence fait écho à celle-ci : Anders observe et écoute les gens qui l’entourent dans un café. Il cherche à éprouver une ultime fois la pulsation du monde. À ses côtés dans le café, deux jeunes filles dressent la liste de leurs rêves. Présent, passé et futur, l’espace de quelques secondes, se confondent pour ne faire qu’un. C’est un instant d’éternité. Un instant de cinéma.
Dans la rue, en rentrant du cinéma ce soir là, j’aperçois cette femme brune agenouillée devant la boucherie, elle ressemble à Dita Von Teese, un paquet fumant entre les mains, un chien impatient à ses pieds. Je devrais sortir mon appareil pour la photographier. Mais nous sommes déjà loin.
Sur la partie basse d’un mur peint en noir dans le quartier, du côté de la rue Sainte-Marthe, quelqu’un a écrit ce mot d’ordre en lettres capitales blanches : INTERDIT D’AFFLIGER. Un peu plus loin, une autre personne à écrit à la peinture noire, tracé à main levé sur le revêtement blanc du mur : On ne devrait pas crever sans se dire qu’on a manqué de temps.
Curieusement, je me rends compte que je prends plus de photographies la nuit en période hivernale que pendant l’été, non pas tant parce que j’aime le froid, je crois que je préfèrerais me promener pendant les nuits chaudes d’été, mais la lumière de la fin d’automne juste avant l’hiver est souvent triste, fade, grise, et les jours raccourcissant, je suis plus souvent dehors la nuit à cette période qu’en été.
Les parenthèses. Ces moments qu’on s’octroie comme une récompense. Pendant la semaine, au travail, sortir le midi pour aller se promener une heure, manger sur le pouce, afin d’avoir le temps de marcher et de prendre des photos. Des instants volés aux obligations du quotidien. Aux horaires du bureau. S’échapper d’une formation au centre de Paris pour flâner sur l’Île Saint-Louis, longeant tous les endroits encore exposés au soleil en cette saison. Ces instants qui sauvent une journée de travail. Un temps suspendu, entre parenthèses.