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Cimetière du Père-Lachaise

Samedi, je suis parti me promener un peu au hasard des rues du 11ème arrondissement, et, remontant la rue du Chemin Vert, je me suis retrouvé devant l’entrée du Cimetière du Père-Lachaise. Des années que je n’y étais pas venu. Je suis entré dans le cimetière et je me suis promené dans les allées, montant, descendant, cherchant les endroits les moins visités par les touristes et curieux dont j’avais remarqué à l’entrée la cohue effarée devant la carte des tombes et leur répartition dans les différentes divisions du Cimetière.

Je venais de lire le livre très émouvant de François Bon, Autobiographie des objets , et ce très beau passage intitulé pierre de taille dont cet extrait m’a rappelé des souvenirs d’enfance :

« Il a deux fils, celui qui devient motoriste, et l’autre qui travaille avec lui à la taille de pierre, jusqu’à l’accident. Cette croix, c’est l’adieu du père à son fils, par le métier même qui les a rejoints et séparés. N’empêche que c’est aussi comme une enseigne : celui qui bâtit les pierres tombales montre par la sienne son savoir. De quel droit sinon la tombe familiale passerait de la tête ses voisines du bourg ? Pour l’enfant, c’est un mystère. Le cimetière on y va pour le fleurir, présence et tenue requises, mais aussi un souvenir d’école primaire, quand on y avait conduit un des mômes de la classe, suite à bagarre avec jet de pierre, encore la pierre. Il s’agit toujours du caveau familial, je sais les noms, les dates, et l’arbre qui les unit. Il y a deux ans, il a fallu faire de la place. On paye une entreprise pour une réduction des restes. On se force à ne pas trop imaginer ce dont concrètement il s’agit. Après tout, ils ont les outils pour cela. Sauf qu’on est tombés sur une entreprise de sagouins, dalle fracturée et recimentée grossièrement, et ils s’y sont pris avec une telle délicatesse qu’elle est tombée, la couronne de pierre avec les deux mains, la partie gauche a éclaté. Ils l’ont grossièrement recollée et replacée, mais la lèpre blanche de la cassure est visible – pour ce qu’elle symbolise, c’est irréparable. Ce sont des questions qui me dépassent. Mon père n’est pas là, l’urne avec les derniers restes, je crois qu’elle est plutôt dans mon livre Mécanique que dans cette dune face mer où il a souhaité qu’on la dépose. Mes grands-parents sont ici, mais ils étaient si légers quand on les y a déposés. Le fils du fils tué, c’est à Luçon qu’il y a deux ans on l’a déposé. Je n’aime pas les cimetières, et j’espère pour moi une évacuation propre et radicale. Ce qui me questionne, dans la couronne aux deux mains, c’est la pérennité du geste. Et quelles mains, tiens, celles qu’il a représentées ? »

Autobiographie des objets, de François Bon, éditions du Seuil, 2012.

Je ne suis pas venu au Cimetière du Père-Lachaise pour voir la tombe de Pierre Abélard (1079-1142), philosophe et amoureux (division 7), ni celle de Guillaume Apollinaire (1880-1918), poète (division 86), ou celles de Karel Appel (1921-2006), peintre d’origine néerlandaise (division 22), dont je ne savais pas qu’il était enterré là. La tombe de Miguel Ángel Asturias (1899-1974), écrivain guatémaltèque (division 10), ne comptait pas pour moi, ni celle de Jane Avril (1868-1943), danseuse au Moulin Rouge et modèle d’Henri de Toulouse-Lautrec (division 19).

Je ne souhaitais pas me rendre sur la tombe de Louis Auguste Blanqui (gisant réalisé par Jules Dalou), ni celles d’Honoré de Balzac (1799-1850), écrivain (division 48), d’Henri Barbusse (1873-1935), écrivain (division 97), d’Alain Bashung (1947-2009), auteur-compositeur-interprète et comédien (division 13), de Gilbert Bécaud (1927-2001), chanteur (division 45), de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), botaniste, écrivain auteur du roman Paul et Virginie, de Sarah Bernhardt (1844-1923), actrice (division 44), de Jules Berry (1883-1951), acteur (division 80), d’Alphonse Bertillon (1853-1914), père de la police scientifique (division 89), de Georges Bizet (1838-1875), compositeur (division 68), de Louis Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire républicain socialiste (division 91), d’Antoine Blondin (1922-1991), écrivain et journaliste (division 74), de Rosa Bonheur (1822-1899), femme peintre des animaux (division 74), de Pierre Bourdieu (1930-2002), sociologue (division 28), de Pierre Brasseur (1905-1972), acteur (division 59), de Fernand Braudel (1902-1985), historien (division 32).

Dans le calme du lieu, loin du brouhaha de la ville, je repensais au cimetière de Tokyo aux tombes et monuments funéraires de granit gris, entouré d’immeubles dont ils semblaient l’imitation miniature, une ville silencieuse dans la ville bruyante. Le souvenir du sanctuaire shinto Fushimi Inari situé dans la proche banlieue de Kyoto, me revenait alors en écho.

J’étais loin de penser à Gustave Caillebotte (1848-1894), peintre (division 70), à Claude Chabrol (1930-2010), cinéaste (division 10), à Jean-François Champollion (1790-1832), égyptologue français (division 18), à Luigi Cherubini (1760-1842), compositeur (division 11), à Frédéric Chopin (1810-1849), compositeur polonais (division 11), à Colette (1873-1954), écrivain (division 4), à Benjamin Constant (1767-1830), littérateur et homme politique (division 29), ou encore à Georges Courteline (1858-1929), romancier et dramaturge (division 89).

J’ai erré de longues minutes sous le soleil de ce samedi, senti l’odeur si particulière des premières feuilles séchées, tombées des marronniers ombrageux, qui commencent à tomber et à recouvrir les pavés disjoints des allées du Cimetière et à s’accumuler dans les rigoles de ses trottoirs.

J’ai vite quitté les chemins et les avenues du Cimetière, pour me glisser entre les tombes, les statues, les caveaux funéraires. Je me souvenais des palazzi du Cap Corse, ces grandes maisons patriciennes, construites par des Capcorsins partis faire fortune sur le continent américain ou sur le canal de Suez.

Je ne suis pas venu vérifier que la Tombe de Pierre Desproges, est différente des autres, ses cendres ont été directement mélangées à la terre, sans croix ni dalle, selon sa volonté. Je n’ai pas vu la tombe d’Eugène Dabit (1898-1936) écrivain (division 44), ni celles d’Alphonse Daudet (1840-1897), écrivain (division 26), d’Honoré Daumier (1808 - 1879), caricaturiste et peintre (division 24), de Claude Dauphin (1903-1978), comédien, frère de Jean Nohain, enterré avec lui (division 89), d’Eugène Delacroix (1798-1863), peintre (division 49), de Vivant Denon (1747-1827), graveur (division 10), de Paul Éluard (1895-1952), poète (division 97) et de Nusch Éluard, née Maria Benz (1906-1946), seconde épouse de Paul Éluard (division 84), de Théodore Géricault (1791-1824), peintre (division 12), d’Annie Girardot (1931-2011), actrice française (division 49), de Yılmaz Güney (1937-1984), cinéaste kurde (division 62), de Reynaldo Hahn (1874-1947), chef d’orchestre, critique musical et compositeur français (division 85), de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), peintre (division 23), de Jean de La Fontaine (1621-1695), poète, fabuliste (division 25), d’Alexandre François de La Rochefoucauld (1767-1841), homme politique et diplomate français (division 14), ou bien encore celle de Jean-François Lyotard (1924-1998), philosophe (division 6).

Ces strates s’entremêlent, agissent les unes sur les autres, parfois se confondent. Le frisson, voilà le mot. Je frissonne. Pendant la nuit, je me suis réveillé plusieurs fois, frissonnant. Parce que nous devons tous mourir ? Pas seulement, je crois. Parce que nous n’avons pas vécu comme il eût fallu et que nous continuons de le faire ? Oui. Sans doute plutôt cela. Il vaut mieux n’en rien dire de peur d’en dire trop. Rien que la main de la nuit qui tient et guide celle du jour.

Je passe sans même remarquer la tombe de Louis Mangin (1852-1937), botaniste français (division 79), ignore le tombeau de Marcel Marceau (1923-2007), acteur et mime (division 21), et celui de Jean Martinelli (1910-1983), acteur français, voix de Nounours dans l’émission Bonne nuit les petits (division 16). J’ignore la tombe de Georges Méliès (1861-1938), réalisateur, artisan et pionnier du cinéma (division 64), celles de Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), écrivain, homme politique, auteur (division 11), de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), philosophe français (division 52), de Jules Michelet (1798-1874), historien (division 52), de Molière (1622-1673), auteur (division 25), de Silvia Monfort (1923-1991), actrice (division 93), d’Yves Montand (1921-1991), acteur et chanteur français (division 44), mais également celles de Jim Morrison (1943-1971), chanteur des Doors (dont la tombe est gardée) (division 6), de Marcel Mouloudji (1922-1994), chanteur, compositeur et acteur (division 42), ou bien encore celle d’Alfred de Musset (1810-1857), poète (division 4).

Je sors du Cimetière par Gambetta, après être resté un long moment dans le columbarium du Père-Lachaise qui ressemble avec ses urnes, sa galerie à laquelle on accède par un escalier en pierre, à une bibliothèque à ciel ouvert.

La fréquentation continue de Pierre Coutelle sur son site Commettre qui devient progressivement inventaire, exploration, puis fiction des seuls vitraux, et ce qu’ils nous disent de la ville et de nous-mêmes...

« Et quand on repartait dans la ville, qu’on retrouvait les écrans, on savait mieux s’y déplacer, dans le monde infini de la mémoire avalée. Quelque part, ici, dans la ville, on en avait fait géographie et chemins : le temps des morts était fini. »

Je m’éloigne du Cimetière en retrouvant peu à peu le bruit de la circulation urbaine. Je me rends compte que je n’ai pas vu, ni pris en photo comme tous les touristes, la tombe de Gaspard-Félix Tournachon dit Nadar (1820-1910), photographe et peintre et son fils Paul (1856-1939) (division 36), ou celles de Gérard de Nerval (1808-1855), poète (division 49), de Pascale Ogier (1958-1984), actrice française (division 52), de Raymond Oliver (1909-1990), cuisinier français, propriétaire et chef du célèbre restaurant le Grand Véfour à Paris (division 65), de Malik Oussekine (1964-1986), étudiant (division 75), de Michel Petrucciani (1962-1999), compositeur et pianiste de jazz (division 11), d’André Pieyre de Mandiargues (1909-1991), écrivain (division 35), de Camille Pissarro (1830-1903), peintre (division 7), de Francis Poulenc (1899-1963), compositeur, membre du groupe des six (division 5), de Marcel Proust (1871-1922), écrivain (division 85), de Raymond Radiguet (1903-1923), écrivain et poète (division 56), de Pierre-Joseph Redouté (1759-1840), peintre et botaniste (division 28), de Jules Romains (1885-1972), écrivain (division 3), de Raymond Roussel (1877-1933), écrivain (division 89), d’Henri Salvador (1917-2008), chanteur (division 97, à côté de la tombe d’Edith Piaf), de Georges Seurat (1859-1891), peintre (division 66), de Paul Signac (1863-1935), artiste-peintre français paysagiste qui donna naissance au p, de Gertrude Stein (1874-1946), écrivaine américaine (division 94), de Maurice Tourneur (1876-1961), réalisateur de cinéma (division 71), de Jules Vallès (1832-1885), journaliste et écrivain (division 66), d’Auguste de Villiers de L’Isle-Adam (1838)-1889), écrivain français (division 79), la tombe d’Oscar Wilde (1854-1900), écrivain et dramaturge irlandais (division 89).

En marchant dans la rue je repense au texte de François Bon sur Saint-Michel en l’Herm que j’ai publié sur mon site dans le cadre des Vases communicants, en juillet dernier.

« même aujourd’hui je connais le cimetière par cœur et le nom de tous les morts et l’emplacement de la tombe des miens et le portail côté bourg comme le portail côté rue d’en bas on se doute pas qu’un cimetière occupe tant de place dans un village pourtant c’est bien pour cela qu’on y vient quand ils ont fait cette « réduction des restes » il y a deux ans, ils ont cassé puis rafistolé le monument ce n’est plus pareil je n’y reviens plus je ne suis pas prêt »




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