Le photographe argentin Daniel Mordzinski, grand portraitiste, collaborateur régulier du bureau parisien du journal espagnol El Pais depuis une quinzaine d’années, accuse le journal Le Monde d’avoir détruit l’ensemble de ses archives et de ses négatifs originaux.
Le journal Rue 89, publie la version des faits selon Daniel Mordzinski qui raconte ce qui s’est passé sur son site :
« Durant plus de dix ans, via le partenariat entre El Pais et Le Monde, j’ai utilisé un bureau au septième étage du Monde à Paris, où je gardais des milliers de négatifs et diapositives originales, qui ont disparu, comme ça, il y quelques jours. »
« Personne ne sait ni ne veut savoir pourquoi ils ont décidé de faire disparaître mon travail. Vingt-sept ans d’attentes, d’espoirs, de nœuds dans la gorge, de nuits blanches, d’angoisses. »
Suite à cette affaire, L’écrivain chilien Luis Sepúlveda a lancé une pétition sur Facebook (dont on peut lire la traduction en ligne) à laquelle les directions du journal Le Monde et d’El Pias répondent avec morgue et mépris dans un communiqué daté du 19 mars].
Cet incident et le contentieux qui opposent désormais le photographe et le journal Le Monde, posent la question de l’archivage des œuvres.
« La photographie n’est qu’une mémoire potentielle, écrit André Gunthert dans son article De quoi l’archive photographique est-elle la mémoire ? dont les qualités d’enregistrement demandent pour être mises à profit des conditions rarement réunies : un espace de stockage dédié, la mobilisation d’une compétence spécialisée et surtout un objectif de conservation à long terme. »
Question soulevée pour nos sites Web il y a quelques semaines par François Bon dans son texte tu fais quoi de ton site après mourir ? en réaction aux billets de Karl Dubost, Scories numériques et de Cécile Arenes, Vestiges. Sous forme de digression, il évoque l’organisation préalable et anticipée de notre tombe numérique : « Si le site est lui-même la trace, le travail de blog, écrit-il, l’accumulation des billets, en est le corpus génétique. »
La mésaventure survenue à Daniel Mordzinski permet tout de même de relativiser l’assurance dont on fait parfois preuve sur ces questions. « La question devient aussi très mineure quand on sait que le web est de toute façon archivé, » affirme ainsi François Bon. Un placard dans une pièce d’un quotidien français comme Le Monde que l’on croyait réservée à l’archivage de ses milliers de clichés, n’est-ce pas finalement aussi peu sûr que l’archivage du robot Heiritrix de la BNF qui peut, du jour au lendemain (la BNF, pas le robot) décider que ce qui a été archivé n’a plus de valeur. Et dans tout ce qu’est-ce qui est archivé : Qu’est-ce qui est gardé ? Qu’est-ce qui nous échappe ? Peut-être faut-il également s’en inquiéter.
Au fond ce qui compte pour nous, comme le dit si justement Karl Dubost en commentaire de cet article, c’est que « le Web n’est ni le lieu de la disparition, ni celui de la conservation. Il est juste le lieu de l’expression libre. »
Au décès en 2007 de son mari, le photographe Lucien Hervé, son épouse Judith entreprend avec l’aide de Illés Sarkantyu une démarche d’archivage. Le photographe a gardé tout au long de sa carrière, dans une multitude de chemises colorées, des tirages de lecture, de test, des planches contacts. Sur ces pochettes, il dessinait, collait, découpait des signes compris de lui seul. Le maniement de ces archives inspire à Illés Sarkantyu la série photographique Memorandum, travail de réappropriation artistique qui est présenté à la Galerie Binôme jusqu’au 30 mars 2013.
« Le memorandum, ou « memo », explique Marguerite Pilven, la commissaire de l’exposition, désigne techniquement toute activité destinée à aider la mémoire dans l’accomplissement d’un travail. Il peut aussi définir la somme d’indications données par une personne à une autre en vue de coordonner une production. Les dossiers photographiés sont des outils de rangement qu’utilisait Lucien Hervé pour ordonner son travail et s’y référer. Illés Sarkantyu les a manipulés à son tour puis a choisi de les conserver pour les exposer aux regards. »
Anne-Marie Garat, en conclusion de son livre Photos de familles donne cette définition de la photographie :
« Un regard de l’envers du monde sur son endroit. Quelque chose qui tienne à un excès de lumière, ou d’ombre, à son absence, à ses masques. À une hésitation entre flou et net, netteté de la perception, jusqu’au leurre aveuglant du mensonge, flou jusqu’aux obscurités aveuglantes des vérités. Où est l’achèvement ? Dans cette traversée des envers, du noir au blanc positifs, négatifs, de la définition du flou, du net, du recadrage, des surexpositions, des pertes consenties, complotées ? »
« Le film est une ville de signes, écrit Éric Rondepierre, dans L’hypothèse, de formes, de lumières, il n’est pas impossible que s’y déroule dans l’image une vie où entre en jeu ces éléments. Mais ce n’est pas là ce qui me charme dans l’hypothèse du film. Je suppose que celle-ci constamment va naître, est née, va mourir, est morte : qu’elle est un enchevêtrement maniéré de tombes et de berceaux. »
80% des films muets ont disparu. Les photographies argentiques sont en danger. Tous les supports sont fragiles et précaires. La question de l’archive, de la conservation et, plus généralement, de la disparition de toute chose, est un abîme sans fond. Et le souvenir des fresques du film Roma de Fellini, qui s’effacent lorsqu’on les expose au contact de l’air, inoubliable.
Le travail d’Éric Rondepierre donne à voir une matière iconique nouvelle à partir de films en état de décomposition, il accompagne la question de la disparition en lui donnant un sens esthétique, ressuscitant les êtres et les instants de ces photogrammes, leur redonnant vie et visibilité.
« Dans ces trois séries (Précis de décomposition (1993-95), Moires (1996-98), Les Trente étreintes (1997)), déclare l’artiste dans une interview les taches ne sont plus disposées sur l’image (Annonces), elles ne sont plus l’image elle-même (Excédents), elles apparaissent, en quelque sorte, à l’intérieur de l’image, au sein même de sa matière pelliculaire par une sorte de mutation interne de ses composantes chimiques. Ce qui rend difficilement perceptible la séparation entre l’image proprement dite et les effets de dégradation de son support. Mon choix, plus ou moins conscient, va dans le sens d’une confusion de ces deux registres : l’image intégrant dans son économie figurative les accidents du support de telle façon que l’on puisse croire que ces derniers entrent dans son jeu. Ce qui explique, à regarder les œuvres, que le hasard fasse si bien les choses. »
Dans son émission Regarder voir, sur France Inter, Brigitte Patient invite en septembre 2012 Daniel Mordzinski et Franck Courtès à évoquer le thème : Photographier les écrivains.
Lors de cette émission, Daniel Mordzinski évoque cette photographie de Julio Cortázar que j’aime beaucoup et dont je me suis servi pour relayer sur Twitter l’information de la nouvelle de la perte des clichés du photographe, me demandant si cette photo de Cortázar prise par Daniel Mordzinski avait elle aussi disparu ?
Je regarde cette photo de Daniel Mordzinski, je l’entends en parler dans cette émission que je découvre un peu par hasard sur Internet. Il décrit la photo mais très vite s’en éloigne, ce qui compte pour lui c’est la rencontre, ce qui s’est passé avant, les circonstances de l’entrevue, ce qu’il plaît à raconter c’est ce jeune homme timide qu’il était, seul à Paris, ne connaissant personne à Paris, et le courage et l’inconscience de la jeunesse qu’il lui fallut pour décrocher le téléphone, après avoir trouvé Cortázar dans l’annulaire, et l’inviter à sa première exposition. Et Julio Cortazar d’accepter et de l’y retrouver. C’est ce que je vois dans cette photo, la timidité du photographe, je crois qu’il a dix-neuf ans à l’époque. On a tous fait ça, se cacher derrière quelqu’un pour avancer masqué et prendre en photo celui ou celle que l’on n’ose pas affronter en face. La tâche noire qui envahit une grande partie gauche de la photographie est un visage derrière lequel le photographe se dissimule pour photographier celui qui l’impressionne. Une même expression pour dire cela : faire vive impression sur quelqu’un : éblouir. Et laisser une image sur une surface sensible.
Ce que je vois c’est la chaise sur laquelle Cortázar est assis. C’est à peine si on la voit. Un détail : cuir et croisillons métalliques. Cette chaise me rappelle celles de la BPI à son ouverture. J’ai découvert l’auteur de Marelle à Beaubourg lorsque j’y travaillais à la Salle d’Actualité. Nous devions mettre en place un débat sur Cortázar en invitant tout ceux qui l’avaient côtoyé à Paris. Je garde en mémoire la figure de Pépé Fernandez (qui l’a rencontré en 1954 à son arrivée à Paris), et leur amitié (la première rencontre dans la chambre de bonne de Cortázar, une fête de bifteck au 54 rue Mazarine à Paris) et toutes les anecdotes qu’il nous a raconté sur Cortázar.
À l’issue du débat, Pepe Fernandez m’a gentiment offert plusieurs de ses photos de Cortázar (de Borges aussi) que je garde précieusement chez moi. J’ai quelques photographies d’écrivain dans mon appartement, mais c’est qu’ils font tous partie de la famille. Je dois faire un aveu d’ailleurs, j’ai toujours pensé que Cortázar était mon grand-père.
Cortázar ne nous regarde pas, il discute souriant, alerte, avec un lecteur, qui lui fait face mais qui nous demeure invisible, caché derrière la silhouette qui couvre la moitié gauche de la photographie de Daniel Mordzinski. Un stylo à la main, il est prêt à écrire.
Mais ce que je vois surtout en regardant cette photo c’est cette ombre qui gagne du terrain. À chaque fois que je reviens jeter un œil sur la photo j’ai l’impression qu’elle s’agrandit, qu’elle mange peu à peu toute la surface de la photographie, masquant progressivement la totalité de l’image, faisant disparaître ce que j’y vois dans la pénombre de ma mémoire. Je ne peux m’empêcher de penser alors à nouveau, sans un léger pincement au cœur, à toutes ces photographies disparues, jetées, par mégarde.
Je me souviens de l’idée d’un film que j’avais eue lorsque je faisais mes études de cinéma. La dispute d’un couple un été dans un café parisien. À l’image, un long plan fixe sur le dessus d’une table en marbre. En voix off, les protagonistes de la dispute, leurs échanges vifs, leurs récriminations. Un geste incontrôlé, l’un d’eux renverse un verre d’eau sur la table. Il le redresse aussi vite, rien de cassé, juste une auréole liquide sur le revêtement de la table. Après un silence, ils reprennent leur dispute où elle s’était arrêtée avant le renversement du verre d’eau. Pendant tout le film, on les entend parler, se souvenir, laisser de nombreux silences s’installer entre eux, se faire des reproches, se crier dessus. Et la seule chose que l’on aperçoit à l’écran c’est cette tâche d’eau qui, avec la chaleur estivale se réduit progressivement, jusqu’à disparaître totalement.
Comme une ombre qui mange lentement le trottoir, ronge le bitume. Une moisissure. Un cancer.
Dans l’avant-propos de son livre Le boîtier de mélancolie, Denis Roche écrit : « La photographie est la rencontre d’un temps qui passe sans s’arrêter et d’un temps qui ne passe pas, qui ne ressemble à rien parce qu’il ne nous appartient ni de le matérialiser ni de le commenter. Du premier, nous ne sommes jamais que le sable et le solde, du second, nous ne sommes que la transparence. »
Daniel Mordzinski pense que ceux qui aiment sa photographie, ce sont surtout ceux qui aiment Julio Cortázar.
Dans la photographie d’écrivains, qui est l’auteur de la photo ? Franck Courtès répondait avec humour à ceux qui lui posaient cette question, que l’auteur c’est lui, et non comme le sous-entend la question, l’écrivain photographié.