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Dans le Département des Antiquités orientales du Musée du Louvre

Je dois faire un aveu, lorsque je vais au Louvre j’ai tendance à privilégier la peinture. Je suis heureux d’avoir pu animer les ateliers d’écriture numérique au Musée cette année, cela m’a permis de sortir de mes habitudes, et de visiter enfin l’ensemble du Musée.

Dans le site créé par Joachim Séné, À Louvre ouvert, une rubrique permet de se repérer dans le Musée.

Pour ma part, je n’aime pas me repérer, utiliser les plans, prévoir à l’avance ce que je vais voir, concevoir un parcours fléché, j’aime me perdre. Lorsque je me promène en ville, aussi bien que lorsque je vais dans un Musée. Et je comprends pourquoi lorsque j’écris et réfléchis à l’édition d’un ouvrage, c’est à un livre hybride auquel je pense, avec une lecture en mode aléatoire. La forme du livre s’apparente alors à celle d’ouvrages tels qu’Último round ou Le Tour du Jour en 80 mondes que Julio Cortázar appelait ses livres-almanachs ou livres-valises, réalisés à partir d’un collage-montage-assemblage de matériaux textuels composites (poèmes, contes, essais, texte autobiographiques, citations comprenant de nombreux matériaux iconiques (photos, planches-contact, photogrammes, dessins, gravures, auxquels pourraient s’ajouter vidéos et enregistrements sonores).

Lors du dernier atelier, les participants ont travaillé sur le thème du portrait, je mettrai prochainement en ligne leurs textes. Pendant qu’ils écrivaient, je me suis perdu volontairement dans le Musée comme j’aime le faire. Ce qui est amusant, c’est qu’avant de partir, Luc Dall’Armellina, qui participait à l’atelier, m’a parlé de l’application iPhone Serendipitor pour se perdre en ville.


Département des Antiquités orientales au Musée du Louvre

Je me suis rendu au rez-de-chaussée du Musée, dans l’Aile Sully, au Département des Antiquités orientales. plus exactement dans les Salles du Levant. Et là, j’ai découvert des merveilles d’une grande beauté.

Une statue de forme humaine, en plâtre de gypse, paupières et pupilles en bitume, de la Période Néolithique, issue de la fouille de Aïn Ghazal (la source des gazelles), en Jordanie, en 1985. Il s’agit de la plus ancienne statue présentée au Musée du Louvre.

Tête en albâtre, vraisemblablement féminine, du IIIe siècle - Ier siècle avant J.-C. ? En provenance d’Arabie du Sud.

Le souvenir des défunts étaient rappelés dans les temples par ces stèles, statuettes et masques funéraires.

Une tête de dieu, couronnée de rayons et ceinte de rameaux de vigne, provenant d’un élément de linteau, datant du dernier tiers du Ier siècle avant J.-C. et venant du temple de Baal Shamin, à Hauran en Syrie du Sud.


Une statue funéraire de ’Amma’alay du clan de Dharah’il, en albâtre, datant du Ier siècle avant J.-C. originaire du Yémen, au Musée du Louvre

Portraits funéraires masculins déposés dans des tombes en forme de caveaux voûtés, en terre crue peinte, réalisés vers 1500 avant J.-C. à Suse en Iran. Cette tête funéraire, qui est presque de grandeur nature, est en terre crue. Elle a été découverte dans un tombeau de la Ville royale de Suse, avec d’autres têtes du même type. Elle date du milieu du IIe millénaire. La chevelure, disposée en visière au-dessus du front, comme les traits masculins du visage, sont typiques de Suse.

Des panneaux de briques d’argile cuite moulées du milieu du XIIe siècle avant J.-C. destinés à décorer la façade du temple extérieur, sur la colline de Suse.

Des hommes-taureaux protégeant un palmier alternent avec des déesses Lama, elles-mêmes considérées comme des divinités protectrices.

La divinité demeure figée, les bras levés, dans l’attitude caractéristique de la bénédiction. Ainsi, les fidèles étaient accueillis par des figures rassurantes, chargées de garantir la sérénité de la demeure divine et de la chapelle dynastique.

Mais ceux devant lesquels je suis resté médusé, fasciné pendant de longues minutes, ce sont les membres de cette famille.

Une stèle funéraire d’Amos et de sa famille, en basalte, du deuxième quart du IIe siècle après J.-C., en provenance de Syrie du Sud.

Je l’ai prise en photo, j’ai cherché le meilleur angle pour éviter les reflets de la lumière artificielle du Musée ou celle de la fenêtre de la salle qui venait troubler l’image derrière la vitrine. J’ai cherché à entrer en contact avec les membres de cette famille, ils m’attiraient, sans savoir quoi au juste dans leur tenue, dans l’ensemble qu’ils formaient, le couple l’un à côté de l’autre, et les enfants, l’un au-dessus, l’autre en-dessous, les entourant de leur affection, complices, soudés. Et quand j’ai enfin cessé de leur faire face (comme on dit faire front), c’est-à-dire de m’opposer à eux dans un rapport de spectateur, d’observateur, et que j’ai réellement cherché à dialoguer avec eux, j’ai fini par trouver la bonne position, légèrement décalé, ils me sont apparus réels, vivants, la pierre s’est gonflée, amplifiée, son volume s’est mis à vivre, à respirer, à évoluer différemment sous la lumière, comme si je pouvais le sentir vibrer sous mes doigts. J’ai cessé de voir une stèle funéraire, pour envisager un portrait de famille, et leurs visages me sont apparus en pleine lumière. Et vous savez quoi ? ils m’ont parlé.

Le visage et le portrait ne sont pas synonymes.

Et tous les autres visages se sont mis à me regarder et à me parler à leur tour. La foule de ces visages devenant soudain des électrons libres dans l’espace étrangement silencieux du Musée (les Salles du Levant sont assez peu visitées). Ce n’est pas une question de ressemblance, me suis-je dit. Je ne te connais pas, ne te reconnaîtrais sans doute pas de toute façon, mais ton regard me dévisage à travers le temps. L’arête de ton nez, très marquée, attrape toute la lumière du lieu et souligne la ligne de ta bouche, un trait droit, rectiligne. Je ne vois que tes yeux et leur pupille noire comme une bille ronde.

Le portrait ne se limite pas uniquement au visage, même si cette partie de la personne reste souvent le point focal. Mettre un nom sur un visage...

Ce visage ne vise pas à être un portrait mais à matérialiser la force d’une présence symbolique, notamment par l’intensité du regard dans ce visage représenté de face. Pour produire cet effet, les yeux, ici disparus, étaient rapportés, sertis dans des orbites creusées. Les sourcils rehaussés par des incrustations de bitume.

Le visage ne se transforme pas nécessairement en portrait. Le portrait est l’alter ego reconnu et respecté du visage.

Les lignes légèrement tombantes de la bouche et des yeux creusés par la lumière rasante confèrent à ce visage de basalte une expression plus mélancolique.

« Le visage, à l’opposé du portrait, fait des allers-retours entre réel et fictif, mais, dans l’espace artistique, il ne partage pas les contraintes de son faux frère. » [1]

Elle n’ose pas me regarder en face, détourne même le regard un instant, timide, elle fait semblant de chercher comment fonctionne son audioguide, derrière la vitre qui abrite cette statuette qui elle me regarde bien en face, maintient droit son regard face au mien, plante ses yeux dans mes yeux, mais sans provocation, toute en douceur, pour que je la regarde enfin, ses larges yeux en amande, sa barbe peinte qui dissimule le bas de son visage mais en souligne le sourire attendri, témoin de notre rencontre à distance. Elle va finir par lever la tête, elle attend juste que son ami s’éloigne vers une autre vitrine, sorte du champ, pour me regarder, que nos yeux se croisent enfin et qu’elle me sourit.

« Le portrait est double, à la fois le visage physique et le visage social ou institutionnel. Le portrait est toujours la mise à distance du visage, sa mise en scène volontairement admise, le visage semble parfois comme la mise à nu du portrait. De même, si le face à face avec le visage est toujours une rencontre qui débouche sur la présence de l’autre, cette rencontre est, avec le portrait, accompagnée d’informations qui en orientent la lecture. Plus que figurer la représentation de l’individu, le portrait est la figure de l’individu en représentation. » [2]

L’utilisation du basalte, la simplification des volumes du visage, les oreilles placées très haut, les yeux largement ouverts, soulignés d’un bourrelet supérieur et inférieur sans pupille marquée, et l’expression figée de la bouche. Que veux-tu me dire ? Je te regarde pour entrer en dialogue avec toi, mais le silence s’impose dans un tel endroit.

Pouvoir de l’image comme lieu de signification possible permettant d’évoquer une personne en son absence.

La forme du corps est simplifiée et disproportionnée. Les jambes épaisses et courtes, la taille n’est pas marquée. Le cou très long. Au contraire du corps, le visage est traité avec soin. Travaillé, la trace des doigts est visible, pâte à modeler de notre enfance. Le visage est expressif avec ses yeux creusés dans leurs orbites, soulignés au bitume noir en forme d’amande. Sa bouche très légèrement pincée sous le nez pointu de biais. Elle nous toise et nous fixe. Sa moue amusée est un un mot doux, signe de tendresse.

J’entame en secret avec chacune de ces statues un dialogue tout particulier. [3]
Je ne suis plus un spectateur passif. En s’offrant à mon regard, le visage me renvoie lui-même son propre regard. Échange incessant qui fait naître un sentiment de malaise. Je ne contrôle plus rien, l’œuvre n’est plus en vitrine, elle entre en contact avec moi, me regarde et parfois elle me parle. Elle me comprend. Se voir être vu remet en question le pouvoir reconnu de son regard et fait basculer brusquement les rôles du sujet et de l’objet de la représentation.

Le temps d’une rencontre privilégiée.

[1Portrait et visage, visage ou portrait, par Itzhak Goldberg

[2Portrait et visage, visage ou portrait, par Itzhak Goldberg

[3Le titre de ce texte porte le nom d’une pièce visible dans la Salle du Levant, le Jeu de parcours, dit jeu de 58 trous, qui est un jeu de course-poursuite le plus souvent attesté pour l’Iran ancien. Comme en Égypte, les jeux de parcours constituent une offrande funéraire de choix dans l’Orient ancien. Cette plaque de jeu de 58 trous, en terre cuite peinte, provient de la nécropole de Tepe Sialk, qui date du début du Ier millénaire av. J.-C. Des liaisons entre les postes entraînant l’avancée ou le recul des pions sont visibles, comme sur le plateau en forme d’hippopotame. Des sillons supplémentaires, reliant des points dans deux directions, semblent indiquer ici que les joueurs pouvaient choisir leur chemin et poursuivre des pions adverses.


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