Oscar Muñoz, né en 1951 à Popayán en Colombie, est un artiste contemporain de renommée internationale, l’un des plus importants de son pays natal. Diplômé de l’Institut des Beaux-Arts de Cali, il développe, depuis plus de quatre décennies, une œuvre autour de l’image en relation avec la mémoire, la perte et la précarité de la vie. Grâce à des interventions sur des médiums aussi différents que la photographie, la gravure, le dessin, l’installation, la vidéo et la sculpture, son œuvre défie toute catégorisation systématique.
L’exposition d’Oscar Muñoz au Musée du Jeu de Paume à Paris, porte le titre de « Protographies » (un néologisme qui évoque l’opposé de la photographie, le moment antérieur ou postérieur à l’instant où l’image est fixée pour toujours) et présente l’essentiel de ses séries, regroupées autour des thématiques majeures de l’artiste colombien, qui mettent en rapport de façon poétique et métaphorique son vécu personnel et les différents états de matérialité de l’image.
Dans la présentation de l’exposition ces quelques lignes précisent l’ampleur de son travail artistique : « Oscar Muñoz associe par exemple la dissolution de l’image, son altération ou sa décomposition avec la fragilité de la mémoire et l’impossibilité de fixer le temps ; ou encore l’évaporation et la transformation de l’image avec la tension entre la rationalité et le chaos urbains. Enfin dans la majeure partie de son travail, il crée des images éphémères qui, en disparaissant, invitent le spectateur à une expérience à la fois sensuelle et rationnelle. »
Je déambule dans cette exposition le weekend où le Musée fête ses dix ans, à travers des œuvres qui me touchent toutes et me troublent par leur puissance évocatrice, l’amplitude des correspondances et des échos qu’elles produisent en moi, la réflexion et la création qu’elles attisent et ravivent.
Sur le sol, le plan de la ville que j’arpente est recouvert d’une immense plaque de verre sécurité dont la surface a été brisée, rendant illisible la carte sous mes pieds, sous mes yeux.
« J’aime l’idée d’une réalisation qui fonctionne avec l’éphémère, le temporel, qui est inscrite dans l’instant, et qui produit en même temps une impression durable... En prolongeant notre expérience de l’œuvre proprement dite. Dans ce sens, elle peut nous toucher plus profondément qu’un discours politique... c’est par sa valeur poétique qu’une œuvre à le pouvoir de transformer un individu. »
Léger flottement dans l’air, le regard incertain. En face de nous, qui nous regarde au juste ? Et que voit-il que nous ne pouvons pas voir ? Je me lave les mains, l’eau se noircit de la saleté des poussières et restes des pollutions et scories quotidiennes. Plaisir du peintre qui se passe les mains sous l’eau après plusieurs heures de travail avec la matière et la couleur. Tout s’efface et disparaît dans ce filet d’eau et son mouvement au creux de la bonde ouverte. Avec cette fascination durable de voir, en fonction de l’hémisphère du pays dans lequel on se trouve, que l’eau coule et circule en s’enroulant autour du trou béant dans un sens différent, mais dans un identique bruit d’écoulement.
Narciso (2001-2002). Suivant un procédé sérigraphique, l’artiste a déposé à la surface d’un lavabo rempli d’eau, sous forme de poussière de charbon, le tracé d’un dessin qui représente son propre visage : l’image qui flotte sur l’eau et son ombre mouvante se reflètent en un portrait double. Le lavabo commence à se vider lentement, et l’image devient d’autant plus troublante que le portrait et son ombre se rejoignent de plus en plus, puis se déforment progressivement.
« Cette évocation du mythe de Narcisse a été employée par maints artistes pour interroger leur identité ou leur image en tant qu’artiste, écrit Elizabeth Matheson dans son texte Traces et disparitions dans l’œuvre d’Oscar Muñoz, mais Muñoz a compris que l’échec de notre condition actuelle ne porte pas sur notre connaissance de nous-mêmes, mais sur notre difficulté à coexister avec nous-mêmes et avec notre environnement. Nous prenons ainsi tristement conscience de notre incapacité à nous sentir véritablement impliqués et concernés. »
Re/trato (2003), vidéo dont le seul support visuel est un gros plan filmé de la main de l’artiste s’efforçant de peindre avec de l’eau, sur une pierre chauffée par le soleil, un autoportrait qui s’évapore constamment. Comme un souvenir fuyant, le portrait n’apparaît jamais en entier et n’est jamais exactement le même.
Dessiner dans l’eau n’est pas impossible, c’est comme vouloir écrire ou peindre un motif avec de l’eau sur un support trop chaud, à peine le temps de commencer, d’esquisser en quelques traits hâtifs la structure d’un visage, en dresser l’éphémère portrait qu’il disparaît déjà, la pierre brûlante qui sert de toile rendant impossible d’en enregistrer une trace durable. Mais à force d’efforts, en revenant plusieurs fois de suite avec insistance sur les traits déjà dessinés à peine effacés, la forme surgit, devient visible. Ce qui compte ici, ce n’est pas tant le visage qui apparaît, dans son effacement même, mais la durée nécessaire à cette apparition versatile, son instabilité éphémère.
Fermer les yeux, caresser le visage de la personne en face de soi, deviner ses traits par pression et glissement de la main, des doigts, la forme ainsi créée n’existe que dans le mouvement.
Le dessin et l’eau sont liés dans l’aquarelle, technique qui permet au peintre d’instaurer un dialogue entre les deux éléments a priori incompatibles.
Je trempe mon visage dans un lavabo plein d’eau, et cette eau agit comme le bain de révélateur qui permet le développement des photographies argentiques. Je trempe mon visage pour le rafraîchir, l’eau me lave et lorsque je me relève, des gouttes d’eau trempent mon torse, ma chemise, j’essuie rapidement mes yeux d’un revers de main pour y voir plus clair, d’un geste mécanique je libère l’eau du lavabo en levant le loquet qui en empêche l’écoulement, et j’entends l’eau, et je vois l’eau dont le volume baisse lentement, presque imperceptiblement. Une forme se devine au fond, se dessine : les traits de mon visage.
Dans le fond du lavabo ou de la douche, c’est l’image de Psycho que j’y vois. L’eau efface tout, y compris le meurtre, ce sang, tout ce sang, qui n’est en fait, pour des raisons chromatiques et les spécificités du noir et blanc cinématographique, que du chocolat. Et ce qu’il reste est l’image qui s’est inscrit durablement en nous comme le regard fixe d’une femme morte. Un trou noir. Une absence.
Les rideaux de douche évoquent la même image.
Silhouettes réduites à des ombres projetés sur une surface ondoyante, des voiles.
C’est en passant à leur côté, en traversant l’espace et en les faisant bouger que l’image reprend vie, sa forme éphémère.
Danse des visiteurs tournant autour de ces silhouettes à nu dont les voiles ne cachent rien, révélant plutôt. Et dans la répétition du motif, ce sont d’autres images qui sont convoquées, de meurtre en série, de souffrance, de torture. Les camps de la mort.
Le contraste entre le froid du dehors et la chaleur de la pièce à l’intérieur de la maison, la buée se forme et couvre la vitre de la fenêtre. Quand la vitre retrouve sa transparence, la rue, le jardin, leur netteté, il suffit de s’approcher de la fenêtre, de souffler sur la vitre et la buée qui se forme autour du cercle de l’air chaud, fait apparaître l’écriture sous-jacente invisible, le dessin au doigt dont la trace ancienne remonte à la surface.
De loin, dans l’exposition du Jeu de Paume, on les voit s’approcher de petits miroirs ronds installés en rang sur toute la longueur du mur d’une des salles. Ils placent leur visage face au miroir comme si ils regardaient à travers une vitre non comme si ils se regardaient, mais observaient quelque chose derrière la vitre qu’on ne voit pas, d’où nous sommes, dissimulé derrière le mur.
Comment les images surgissent, se révèlent à nous, et comment, fragiles, vacillantes et versatiles, elles disparaissent, s’effacent, avec le temps.
Aliento (Respiration, 1996-2002) est composée d’une série de disques d’acier poli alignés sur un mur.
Comme dans un miroir, le reflet du spectateur est visible sur chaque disque, mais la plus légère buée de sa respiration fait apparaître à la surface un autre visage, qui émerge momentanément du néant avant de s’effacer à nouveau. Les portraits sont tirés des notices nécrologiques colombiennes ce qui renforce leur le sous-entendu politique explicite, que souligne le sentiment d’urgence provoqué par leur résurrection momentanée.
Paistempo, Palimpseste (2007), œuvre élaborée au moyen de versions imprimées de deux importants quotidiens colombiens, Pais et Tiempo, et dans laquelle Muñoz utilise une aiguille pour brûler minutieusement chaque texte et chaque image, métaphores des vies disparues, des moments enfuis et du temps qui passe et efface tout.
Des carrés de sucres répartis en mosaïque et teintés de café, on ne saisit d’abord presque rien. Tout comme Intervalles (pendant que je respire), réalisé en 2004, une série d’autoportraits réalisés avec une cigarette puisqu’il les a dessinés en fumant.
La bouffée ranime la braise qui donnera naissance à l’image tout en insufflant un peu de mort au corps qui l’aspire.
À bonne distance et en plissant les yeux, se distinguent nettement d’autres visages, émergent d’autres hommes de la matière. En ouvrant les yeux, ils disparaissent, et ne reste d’eux que du sucre, des morceaux blancs et bruns.
La force du travail d’Oscar Muñoz est d’éveiller ou de raviver en nous la beauté de gestes quotidiens, la fragilité des êtres et de leurs visages, tout en déclenchant une réflexion profonde, intime, sur la création et ses modes de révélation (le geste de peindre, de photographier, de saisir ce qui nous entoure), les illusions de l’image et les flottements de la perception que l’on a d’elle, les aléas de la mémoire qui révèlent en nous, à chacune des œuvres présentées, dans la richesse des supports et techniques investies, interrogées, remises en cause et relancées par l’artiste, notre fragile condition.