Pourquoi je devrais m’en cacher ? j’aime les cimetières, leur calme, leur ordonnancement, nichés au cœur des villes, dans la discrétion de leur grands murs d’enceinte en meulière, leurs rangées d’arbres centenaires, les chats qui s’allongent sur la pierre chauffée par le soleil, les vieilles dames qui entretiennent, à leur rythme, la tombe de leur époux et qui parfois mènent double vie, en entretenant sur leur temps perdu, la tombe d’un voisin pour lequel elle avait le béguin ou le fils d’une inconnue parce qu’il est vraiment trop seul sur la photo émaillée qui orne sa pierre tombale.
Quand nous nous croisons, je les salue d’un petit sourire ou d’un geste discret de la tête, pour leur dire que je les ai reconnus, même si je ne les connais pas vraiment, entre voisin, me croyant en terrain connu, conquis.
Alors que j’errais du côté de la rue Petit dans le 19ème arrondissement, lieu où j’aime me promener quand je ne veux pas aller trop loin de chez moi, tout en sortant de mon quartier, j’aperçois un panneau au milieu d’autres indiquant la proximité, rue d’Hautpoul, du cimetière de la Villette. Je ne m’y suis jamais encore rendu, ne le connais pas. Je remonte la rue et pénètre dans ce cimetière où je croise, une fois n’est pas coutume, un monsieur en costume qui dépose l’arrosoir en plastique vert à l’entrée, avant de sortir et de me laisser seul dans le cimetière.
Le cimetière se présente sous la forme d’une équerre d’un peu plus d’un hectare. Une allée ombragée aux pavés disjoints bordée de chapelles en forme l’axe central.
Le cimetière de la Villette est un cimetière de quartier, proche des anciens abattoirs de la Villette, je ne m’étonne donc pas d’y trouver des sépultures de bouchers, comme celle de la famille Camus sur laquelle on peut lire : Hommage reconnaissant. Le syndicat de la boucherie en gros de Paris, à son regretté Président, Émile Camus (1904-1916). Sur la tombe d’un bibliophile, un parchemin en pierre un rien pompeux et rongé par la mousse, cite Victor Hugo : « Les livres sont des amis froids et sûrs. »
Je descends l’allée centrale, à l’ombre des érables, des tilleuls, et de quelques marronniers... Le cimetière se cache dans une cuvette, entouré d’immeubles modernes qui le surplombent et l’encerclent. Seul cimetière à ma connaissance qui dispose d’un tombeau pour un homme et son compagnon, qui ne sont pas encore morts, mais dont la pierre tombale est déjà prête, gravée à leurs noms, avec leurs dates de naissance et ce vide un peu terrifiant en face. L’artiste-peintre Laszlo Ivanyi d’origine Hongroise, né à Budapest en 1934, n’est pas encore décédé mais sa tombe, qui recevra également la sépulture de son compagnon, l’attend déjà. C’est un homme prévoyant, mais est-il morbide pour venir parfois se recueillir secrètement sur sa tombe ?
Alors que je parviens au bout du cimetière, j’entends le son d’une conversation par bribes assourdies, je crois tout d’abord que ces sons proviennent de la rue Goubet, juste au-dessus de ma tête. Je m’approche d’un immense bosquet d’arbustes et de forsythias qui enjolive ce coin reculé du cimetière avec ses magnifiques fleurs jaunes dorées. Les voix proviennent de là justement. En m’approchant doucement, je remarque une grande toile bleu qu’on utilise d’habitude pour les travaux mais qui servent également de plus en plus, comme au Japon, d’abris pour les personnes qui vivent dehors, dans la rue.
Dans cette partie reculée du cimetière, à l’abri d’un large bosquet, un couple s’est installé et vit là, au milieu des tombes, dans le calme de ce cimetière très peu visité. Depuis combien de temps ? Avec la complicité du gardien ?
Ce cimetière accueille donc des tombes sans corps enterrés dedans, juste avec leur noms écrits dessus, leur date de naissance, gravés dans le marbre noir, et des personnes qui n’ont pas d’autres endroits pour vivre qu’un lieu conçu pour les morts, mais pour lesquels a été réservé, tout au fond, à l’abri des regards, un espace où survivre.