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L’expérience sensible de la ville permet d’en mesurer l’impact émotionnel

En promenade familiale dans les jardins des Tuileries, je revois les deux labyrinthes de bosquets de buis, de part et d’autre de l’allée centrale dans l’axe de la Pyramide du Louvre. J’ai toujours trouvé cet endroit étonnant en plein Paris, une zone blanche (plutôt verte d’ailleurs), où ne se rendent que les initiés. Cet endroit est un lieu de rencontre et de drague homosexuelle. Au 18ème Siècle, les jardins des Tuileries étaient déjà un haut lieu de la drague et de la prostitution homosexuelle.

Les buissons sont tordus et froissés par l’effet du vent mais également à force de servir d’abri aux relations sexuelles passagères, mais dans les souterrains, dont les entrées sont presque invisibles de l’extérieur, les rendez-vous nocturnes sont plus clandestins. À la fois caché mais sous le regard de tous, l’endroit prend vraiment à la nuit tombée.

Recoin secret du Jardin des Plantes, août 2013

D’autres labyrinthes végétaux dans Paris, je pense notamment à celui du Jardin des Plantes, dont les allées irrégulières serpentent en ellipse entre les buis taillés jusqu’au sommet de la butte du labyrinthe, ancien dépotoir médiéval, constitué au 14ème siècle par l’accumulation de détritus et de gravats calcaires provenant des faubourgs de la capitale, où trône l’une des plus anciennes constructions métalliques au monde : la gloriette de Buffon. Dans Les Nuits de Paris, Rétif de la Bretonne évoque d’ailleurs le libertinage qui avait lieu autour de la gloriette, après la fermeture du Jardin des Plantes : « Je ne décrirai pas leurs amusements ; ils avaient raison de tenir les portes fermées. »

Jusqu’à la Renaissance, les labyrinthes de déambulation étaient un objet de spiritualité et ne se trouvaient que dans les édifices religieux. Ce n’est qu’à partir du 15ème Siècle que des méandres de bosquets se répandent dans de nombreux jardins d’Europe apportant au labyrinthe une dimension profane : le plaisir de se perdre.

L’essence même du labyrinthe est de circonscrire dans le plus petit espace possible l’enchevêtrement le plus complexe de sentiers et de retarder ainsi l’arrivée de l’explorateur au centre qu’il veut atteindre.

Le labyrinthe prend aussi la forme d’un jeu, celui du jeu de l’oie, par exemple. Les créateurs multiplient les circonvolutions artistiques et sophistiquées. Le tracé de la marelle peut se rapprocher symboliquement de celui d’un labyrinthe.

Le monde moderne s’est tellement complexifié qu’aujourd’hui la réussite d’un parcours dépend plus du hasard des choix que du travail réellement effectué.

Le labyrinthe du film Shining, de Stanley Kubrick

Dans Shining, de Stanley Kubrick, le labyrinthe est une réelle obsession. C’est sur lui que repose la trame narrative. Le récit de Kubrick est labyrinthique et ses personnages repassent par les mêmes lieux et les mêmes étapes. Ce rituel leur apporte des perspectives nouvelles.

Les espaces et les temps se confondent et Shining perd le spectateur dans un dédale maléfique. « Une seule phrase tapée à la machine est répétée en d’infimes variations, qui reproduisent elles-mêmes les labyrinthes réels ou figurés dominant les lieux du drame » se délecte L’Humanité à la sortie du film.

Une jeune femme japonaise que l’on peut suivre sur Twitter sous le pseudonyme @ Kya7y est tombée sur un objet incroyable, un dessin fait à la main, il y a plus de 30 ans, par son père, concierge dans une école. Sur un document en format A1, soit environ 84cm sur 60cm, cet homme, a travaillé pendant plus de 7 ans pour produire ce labyrinthe d’une complexité étonnante, troublante, dont on peut désormais acheter une copie en ligne.

Le labyrinthe dessiné par @ Kya7

Sept ans pour réaliser ce dessin, avant de le remiser dans un placard et l’y oublier, mais combien de temps nous faudrait-il pour effectuer le parcours et trouver la sortie de ce labyrinthe ?

Sur la Page Facebook du site DozoDomo que je suis depuis quelques mois, en commentaire de l’article évoquant ce labyrinthe, Romain Gauthier, gérant d’un espace Manga à Paris, indique que le plan est utilisé par Yusuke Murata dans One Punch Man. À la base, il s’agit d’un webmanga de One. L’auteur a publié 85 mini chapitres sur son site internet.

Dans le film Inception, le personnage principal, Cobb (Léonardo DiCaprio), demande à Ariane (Ellen Page), une jeune femme qu’il vient de recruter, de lui dessiner des labyrinthes pour tester sa capacité à créer des rêves complexes, dans une scène mémorable où l’on voit notamment les rues de la capitale se plier à angle droit. On notera au passage le clin d’œil du metteur en scène à la mythologie puisque Ariane est celle qui guide Thésée dans le labyrinthe.

Dans Inception, Ariane (Ellen Page), dessine des labyrinthes pour tester sa capacité à créer des rêves complexes

« Le souvenir le plus puissant du fonctionnalisme dans Inception est peut-être la figure du labyrinthe, écrit André Gunthert, dans son article Le rêve de l’architecte. Dans le rêve, impossible de borner les déplacements de ceux qui le peuplent. C’est pourquoi le rêve contrôlé doit fournir à leurs déambulations un espace truqué, un escalier de Penrose qu’ils pourront parcourir plusieurs fois sans s’en apercevoir. Le labyrinthe est donc l’expression d’un déterminisme caché, qui n’est pas sans rappeler l’urbanisme intransigeant de Le Corbusier. »

L’exploration urbaine est une des thématiques centrales de mon projet des Lignes de désir.

 Dans l’ouvrage de Merlin Coverley, Psychogéographie : poétique de l’exploration urbaine, il est question non seulement de la déambulation urbaine, mais aussi des figures du voyageur mental, du flâneur et du vagabond :

« Les surréalistes ont développé la pratique de la virée buissonnière, escapade sans itinéraire, déambulation sans but à partir d’une ville. Dès les années cinquante. Les situationnistes expérimentèrent la dérive « technique du passage hâtif à travers des ambiances variées » qui fut au cœur de leur projet « de changer la vie. » « La formule pour renverser le monde, dira Guy Debord, nous ne l’avons pas cherchée dans les livres mais en errant ». Ils insistèrent sur « le caractère principalement urbain de la dérive, au contact des centres de possibilité et de significations que sont les grandes villes transformées par l’industrie » ; l’errance en rase campagne étant considérée comme « déprimante » . Ils firent de la dérive un moyen d’exploration « psychogéographique » qu’ils définiront comme « l’étude des lois exactes et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. »

Inutile de vouloir réintroduire dans l’exploration urbaine la dimension de rêverie du flâneur du siècle passé qui a disparu depuis bien longtemps, mais nous devons inventer les pratiques qui libèrent l’espace urbain de ses labyrinthes disciplinaires. Avec la prose déambulatoire, démarche littéraire qui cherche à mettre l’écriture en marche, l’expérience sensible de la ville permet d’en mesurer l’impact émotionnel, car chaque parcours la transforme, l’invente, comme un livre à chaque lecture.

J’ai écrit ce matin un texte pour le site des oloés réalisé par Joachim Séné d’après l’idée d’Anne Savelli, qui évoque les parcs de Tokyo dont le Yoyogi Park Shinjuku. Dans la soirée, j’ai regardé en famille, Tokyo Park, le film de Shinji Aoyama, récompensé en 2011 par le Léopard d’or spécial au Festival du film de Locarno en Suisse.



Adapté d’un roman de Shoji Yukiya, le film raconte l’histoire de Koji, un étudiant et apprenti photographe. Un jour, un client lui demande d’espionner son amie en la prenant en photo lors de ses promenades dans les parc de la ville. Cette étrange mission va bouleverser la vie de Koji. Peu à peu, le jeune photographe voit évoluer ses relations avec les femmes qui l’entourent, Miyu, son amie d’enfance et sa confidente et Misak, la fille de sa belle-mère.

Dans ce film, les trajectoires se croisent, les histoires s’emboîtent, dans le Tokyo d’aujourd’hui, à travers ses différents parcs, la forme singulière de cette déambulation reprend celle d’un fossile en forme de spirale. La spirale qui évoque, on le sait depuis Vertigo, le cheminement de la vie. Elle tourne autour de la vérité, du centre, s’en approche, puis s’en éloigne, selon le sens dans lequel elle se déroule. Et elle provoque le vertige.


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