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Flotter dans une obscurité profonde et mystérieuse

Je l’ai vu s’approcher du mur nu, c’était un mur gris recouvert de plâtre, il a posé un lourd pot de peinture noire à ses pieds, sur sa gauche, c’est là que j’ai remarqué qu’il le portait dans la rue comme on se promène un sac à main. Dans sa main droite pendait un long pinceau, de ceux dont se servent les peintres en bâtiments, sauf qu’avec eux généralement le pinceau est déjà recouvert de peinture. Là, son pinceau était encore propre. Il a regardé un instant le mur devant lequel il venait de se flanquer, puis il a pris un peu de recul, un pas où deux en arrière sur le trottoir, sans même regarder si un obstacle pouvait le gêner ou risquer de le faire tomber, sûr de lui ou concentré sur le mur devant lequel il s’était immobilisé et qu’il regardait avec attention. Puis il a trempé son pinceau dans le pot de peinture avec un geste très précis et assuré, d’une grâce étonnante, et il s’est mis à peindre sur le mur. Il a tracé une large ligne montant vers le haut du mur.

J’ai mis un peu de temps avant de m’apercevoir qu’en fait il reproduisait l’ombre de l’arbre juste dans son dos, sur le trottoir. Je ne l’avais pas remarqué cette ombre sur le mur. En hiver, les arbres sont nus, la forme de leurs branches s’évase à partir de la base de leur tronc en feux d’artifice. Leurs lignes sont délicatement dessinées, très graphiques rappelant parfois ces tâches d’encre sur lesquelles enfant on s’amuse à souffler de toutes nos forces pour les propager sur la feuille, dans toutes les directions, au risque de se tourner la tête à force de souffler.

Il s’appliquait à reproduire leurs tracés frêles et élégants, avec délicatesse et une dextérité éblouissante, dont je ne compris que tardivement la raison, il luttait contre le temps, non pas de peur que sa peinture sèche ou qu’on le prenne sur le vif en train de dégrader un édifice public, mais de crainte que l’ombre ne se déplace avec le temps. Heureusement l’hiver la course du soleil, plus bas dans le ciel, est ralentie, ce qui lui laissait un peu plus de temps pour achever son œuvre. Il jouait la montre, appliqué dans le soin qu’il mettait à reproduire avec grande précision tous les détails de l’ombre des branches de l’arbre se projetant sur le mur, jusqu’au point de le recouvrir en totalité et de faire disparaître l’ombre derrière l’image de l’ombre, sous la peinture noire. Une fois terminé son travail il a fermé le pot de peinture, il a de nouveau reculé d’un pas, jetant un bref regard satisfait sur son travail qu’on devinait à peine achevé désormais. Et il est parti. Je suis resté un long moment à regarder son travail, admiratif, si longtemps que j’avais parfois du mal à y voir la trace de son intervention, me disant que je regardais en fait l’ombre d’un arbre sur un mur gris.

Au moment de m’éloigner, un peu troublé d’observer ainsi ce mur et l’ombre portée de l’arbre et de ses branches, le motif s’est mis à vibrer très sensiblement, j’ai eu peur que mes yeux se soient fatigués à force de fixer si longuement ce dessin au fort contraste et qu’il m’arrive le même phénomène que lorsque nous regardons trop fixement soleil, la trace qu’il inscrit durablement sur notre rétine, cette blessure qui peut nous rendre aveugle. L’arbre peint sur le mur se mettait à bouger, très lentement certes, mais suffisamment pour que je commence à m’inquiéter de ce que j’étais en train de regarder et de ce qui était en train de m’arriver. L’ombre de l’arbre se déplaçait lentement vers la droite, le tronc, les branches, tout se mettait à se troubler. Et j’observais ce spectacle infime avec un étonnement et une joie intérieure surprenante et presque déplacée.

Selon Ito Naga, dans son livre Je sais : « Les Japonais ont un mot pour décrire cette sensation d’infini qu’on éprouve devant certains paysages ou devant certaines peintures : Yuugen. La sensation de flotter dans une obscurité profonde et mystérieuse ». Et ce mot convenait parfaitement à ce que j’étais en train de vivre.


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