Le texte qui suit a été écrit dans le train Paris-Marseille et Marseille-Paris, à l’occasion de ma venue à Marseille pour évoquer Les autonautes de la cosmoroute de Julio Cortázar aux Bancs Publics dans le cadre du centenaire de sa naissance.
Ce texte a été écrit spécialement pour la lecture à laquelle Mathilde Roux m’a invitée, samedi 5 avril, à 18h30 à Bibliothèque Marguerite Audoux, pour le vernissage de son exposition Territoires des possibles : cartes en calques, découpes, cheminements dans le corps du texte, en compagnie d’Isabelle Pariente-Butterlin, Virginie Gautier, Emmanuel Delabranche.
Les textes lus lors de cette soirée sont disponibles sur le site des auteurs (liens ci-dessus). Merci à Pierre Cohen-Hadria et à Isabelle Pariente-Butterlin, pour leurs retours enthousiastes à la suite de cette soirée :
« À propos des possibles, Pierre Ménard livre une méditation très cartésienne, du Descartes se retirant "une bonne fois en son poêle pour méditer", d’une nuit insomniaque, de ce qu’il advient de nous lorsque le creux de la nuit, silencieuse et vide, nous ramène à nous, et il la livre d’une voix si juste pour parler de nous, qu’on a l’impression qu’il parle à chacun d’entre nous, qu’il parle de nous, de ce que nous sommes, à chacun d’entre nous, qu’il parle à chacun d’entre nous de ce que chacun traverse dans l’insomnie jusqu’à se retrouver sur les berges du matin. »
Ce texte évoque une nuit blanche vécue l’année dernière, alors en vacances en famille à la Pension Edelweiss, rue Lafayette à Marseille, suite (entre autre) à la lecture de la série des Erased de Kooning Drawing d’Isabelle Pariente-Butterlin sur l’effacement :
Je me demande dans quelle langue dormir. C’est une question d’exercice, exercer son œil. Une tentative de mettre au jour et, en même temps, de conjurer. Quoi ? Mouvement continu, enchaînements discursifs, mais par constellations, rayonnements de synthèse : une ellipse englobante, vitesse fixe, zones de diffraction. Tissu sonore en extension, flux du temps. Le cycle se referme, recommence.
Rien ne nous prépare à une telle épreuve. Pas seulement la lenteur d’une fatigue affreuse, mais l’indifférence la plus complète à tout danger, présent ou éloigné. Cela surgit sans prévenir, creuse silencieusement son pernicieux sillon. Il suffit de se coucher avec une idée ou une image en tête, une émotion ou une tâche à finir, une seule pensée suffit, même confuse, embryonnaire, qui se devine à peine, comme un corps étranger s’insinuant en nous subrepticement, un serpent sournois se glissant dans son nid, pour tout détruire sur son chemin. L’émotion à ses exigences, elle naît de l’espace, de l’immobilité, du silence et de l’intensité de notre regard. Même une toute petite anecdote à laquelle personne ne prête guère attention d’habitude, une phrase ou une expression entendues au fil d’une conversation, un souvenir qu’un membre de sa famille vient remettre en question d’un air badin, un film dont aucun souvenir ne s’était fixé en nous mais dont visiblement tout indique que nous l’avons déjà vu. Difficile de redevenir soi-même et refaire surface après ces longues journées, silencieuses les soirées, et les nuits sans sommeil. Que faire de ce temps qui déferle sur moi ?
Un café bu tardivement, au-delà de l’heure habituelle, un peu plus fort que celui que nous ingurgitons chaque soir pour tenir le choc, lutter conte la fatigue et ne pas nous coucher trop tôt. Toujours du travail. Le triomphe des corps éclate quand il se referme. Une solitude, tout près et puis loin d’elle, très loin et tout près d’elle. Nous ne sommes pas chez nous, en déplacement depuis quelques jours, les objets nous jouent des tours. En passe de devenir l’ultime refuge. Ce qui nous rappelle que nous sommes pétris d’habitudes auxquelles nous ne prêtons plus attention et qui construisent notre quotidien, le dirigent malgré nous, le contraignent. Un acharnement qui, à certains instants, peut paraître suspect. Du temps passe, immobile. Sur place. Plus rien ne nous relie au monde, souvenirs d’une vie antérieure, reflets d’un autre monde.
La fatigue et l’envie de dormir sont parfois trompeurs, ne dissimulant qu’en surface la lave qui sommeille en nous. C’est avec calme que je regarde mon image dans le miroir. Ce qui est à côté de moi, c’est comme moi-même. Le corps cherche sa position et, tardant à la trouver, baillant jusqu’aux larmes, obligé de sécher ses yeux humides d’un revers maladroit de la main. C’est l’indifférence qui a dessiné ses propres traces. Le corps se maintient dans une activité impropre à l’assoupissement, coincé dans ces mouvements saccadés, peinant à trouver le calme nécessaire pour s’endormir. Rien ne m’échappe, tu comprends ?
Les gesticulations de notre corps entravé par les draps qui limitent nos mouvements, nous maintiennent à la surface. Le sommeil est un voyage immobile, similaire à celui que l’on vit dans un train en regardant défiler les paysages à toute vitesse derrière la vitre. Cela ressemble plutôt à un torrent rapide et sombre : des visages, des mouvements, des voix, des gestes, des cris, des ombres et de la lumière, des atmosphères, des rêves, rien de fixé, rien de vraiment tangible que l’instantané des apparences. L’immobilité de notre corps, son calme et la distance qui nous sépare avec ce que l’on observe. Un rêve, une nostalgie ou peut-être un espoir ? Le mieux c’est de commencer tout de suite. Tout prend lointain, calme, parfois un peu désertique. Comme dans les rêves.
Ses rêves qui tourmentent par intervalles. Fureur contenue. Sur place. Pas la moindre idée du monde qui nous entoure, encercle. Tout est lourdeur. Corps, visage, bouche, regard. Est-ce que l’on peut disparaître pour revenir à soi, effacer ce que l’on a fait jusqu’à présent pour démarrer une nouvelle vie ? Et cette idée fixe qui revient sans cesse, en tête. Justement on ne parvient pas à la fixer, à en figer l’idée principale, pour passer enfin à autre chose. L’effacement est déjà quotidien, il s’opère automatiquement. Il faudrait tourner la page, fermer les yeux, changer de sujet. Là, impossible, ça revient, ce n’est jamais vraiment parti, tourne en rond, en circuit fermé, les mots identiques, rien à quoi se raccrocher vraiment, s’effacent et apparaissent dans le même mouvement. Repartir à zéro, impossible, tout effacer non plus, renaître ? Cela se fait chaque jour, chaque nuit. Nos pensées en boucle, certaines plus présentes que d’autres. L’impression de bouger, d’avancer, mais en fait non. Voyage immobile. Son onde de choc. Il faut se méfier des grandes déclarations, des effets de manches, des bons mots qui sonnent creux comme les slogans une fois qu’on a décelé le sens de leur message. Au ralenti, au travail. Rien n’avance. L’objet à vendre, la pensée que l’on veut nous imposer. Sur place, même l’impression passagère sans doute, que cela ne passe pas. Roue libre. Le chemin tout tracé que l’on veut nous faire suivre. Ce matin, sur le chemin. C’est au quotidien que nous sommes héroïques, ça ne prévient pas quand ça arrive, ça vient de loin. Nous sommes nous-mêmes, en construction, incessante évolution.
Pour effacer, il faut sortir de soi. Les yeux brûlés par l’insomnie et la souffrance retenue. Couché depuis une heure ou deux, lutter contre l’agitation. Il faudrait se lever, bouger, s’asseoir sur une chaise, feuilleter un livre. Parvenir à savoir ce que l’on veut garder et ce que l’on veut supprimer, alors que ce que nous construisons, chaque jour patiemment, c’est justement cette connaissance de soi. Ce qui compte, c’est de donner sa pleine mesure. Légères inflexions, modestes modifications, erreurs, errements et sursauts de justesse. Rester longuement près de la fenêtre dont les vitres sont recouvertes d’une légère buée et de gouttes de pluie, image floue du jardin derrière la fenêtre. Notre vie est un parcours chaotique qui dessine avec le temps le portrait de celui que nous avons été. Le corps se raidit dans une tension tenace. Dans l’impossibilité de poursuivre. Dans un même mouvement, lent, patient parcours d’une vie. Je ne me sens pas si seul dans l’obscurité. Se coucher dans son lit, sur le côté, la douleur est moins vive.
Ces idées tournent dans ma tête avec l’insistance et la régularité du rythme sanguin qui bat à mes tempes comme un inconnu à ma porte. Espace contraint, souvenir fermé sur lui-même, autonome. En boucle, je fais tourner ces idées, les inspecte sous tous les angles, mais elles m’accaparent et me détournent du sommeil. Leur ritournelle prend des airs d’évidences flatteuses qui s’imposent persuasives. Je m’accroche à elles comme si la vérité de leurs sentences pouvait tout expliquer, tout exprimer, sans me rendre compte que plus je tente de leur donner forme en les récitant pour mieux les comprendre et m’en souvenir, plus c’est l’effet contraire qui se produit, elles effacent mes capacités à les retenir, je répète leur mélodie tel un mantra dont le sens m’échappe et dont seul l’entêtante mélodie s’inscrit durablement en moi. En lettres majuscules.
Vivez encore un peu et vous vivrez toujours. Mauvais rêves. Mais demain est un nouveau jour. L’information n’est pas éternelle. Elle vit tant qu’elle est pertinente et importante. L’oubli a du bon. Le passé est aujourd’hui. Et puis tout s’accélère à nouveau, constants cliquetis, cris essoufflés et répétés, au bout du rouleau. Ne plus cacher les machines, mais au contraire, rendre les limites, les frontières, les incertitudes visibles. Cet imperceptible mouvement de la lumière torche qui touche maintenant l’extrémité des branches les plus basses. Je rebats les oreilles de mes chiens avec des rumeurs. Et vous, ça va depuis hier ?
Les obstacles furent certainement nombreux et le combat difficile. Morceaux de miroirs, de rétroviseurs. Rares trouvailles et sombres soubresauts. Ponctuant son silence de brefs mouvements d’approbation, se levant, sans lâcher le récepteur, s’approchant de la fenêtre. En appuyant ici sur le sens du mot présent. Maintenant configuration différente, les décomptes, les relevés, les bilans s’établissent par espace autonome.
S’asseoir sur le grand fauteuil au milieu de la pièce transformée en chambre, dans la pénombre, au milieu de la nuit. Je n’ai pas envie de perdre la raison. Réveillé, réfléchissant, agité, persuadé qu’il ne peut rien sortir de bon de cet échauffement, qu’une fièvre passagère et des lambeaux de pensées difficiles à déchiffrer, quand au matin, épuisé, il faudra se lever pour partir se promener en ville en famille. Il ne nous arrivera rien. La fatigue, seul souvenir de cette nuit blanche, blanche. Tout cela n’est qu’un rêve qu’il faut laisser derrière soi pour qu’il ne se mêle pas aux bruits de la rue, aux visages des amis. Blanche comme la page sur laquelle j’écris aujourd’hui. Oui, il y a de l’espoir. Mais pas pour nous.
La poésie est battement du sens.
Les mots me viennent dans le désordre, jamais directement, de manière fluide. Puis le calme revient. J’ai appris à déconstruire mon écriture, à me méfier de ce qui vient naturellement. Après ces combats étranges qui se déroulent à distance sur les crêtes, à l’abri des pierres assemblées, des bouches béantes d’hommes dans leur respiration nocturne. J’utilise la matière des textes des autres, leur emprunte des fragments, pour les copier et les coller les uns aux autres. Mille empreintes nouvelles, et sous des formes toujours variées, demeure toujours la même. Pour mettre en évidence un rythme, des ruptures et des liaisons inédites. Perception d’une présence. Respiration précise qui s’échappe en courants calmes et réguliers. Le texte s’écrit en marge, dans les interstices et les blancs du récit. Les mains dans les poches de derrière.
La nuit ne fabrique que de la nuit. L’écho répété d’un bruit lointain, indéchiffrable, mêlé aux sirènes déformées par le vent, courant d’air qui glisse d’un tuyau, la musique reprend ses droits dans notre paysage, progressivement.
Le temps suspendu, ralenti, déplié, tourne en spirales. Ces mots n’ont pas de prix. Ni traces retirées. Jeux sensoriels sur la perception du temps. Éclaire demain fruit du sommeil. Expérience du déroulement : se fixer sur un moment présent pour accéder, par strates, à une perception plus profonde. Ma réaction est disproportionnée.
Le temps tranche l’éternité. Respiration. Je finirai par m’endormir. Le temps suspendu. Tout m’était donné, encore une fois. Je le vérifie tous les jours. Tu pourras lire si tu veux. Le bruit brouille tout. Le sentiment, mission accomplie. Un bonheur, un soulagement immense.
Enfin endormi, la lumière du soleil tremble pendant quelques instants sur le lit où je repose, recroquevillé, les mains ouvertes. Mon corps parcouru de temps en temps par un frisson, presque un sanglot.
La respiration profonde fait peur, la bouche ouverte comme si j’allais étouffer, le pouls à peine sensible. Les yeux s’entrouvrent, je bredouille quelques mots.
Au matin rien n’a changé, nous si.
Ce texte s’inscrit dans un tout récent projet que je souhaite mener autour du dernier album de Bérangère Maximin, Infinitésimal.
J’ai rencontré Bérangère Maximin l’année dernière, compositrice de musique électroacoustique, auteur de trois albums, dans le cadre du festival Les chemins électroniques auquel nous participions tous les deux. Je connaissais son travail, j’avais écouté ses disques, mais j’ai eu l’occasion de l’écouter en concert là-bas et ce fut une révélation. Nous avons eu l’occasion d’échanger longuement à la suite de nos interventions réciproques et j’ai découvert une artiste à l’écoute. Les vibrations d’Infinitésimal nous enveloppent comme une brume, pour nous faire partager les émotions qui s’expriment. Renaissance, bouleversement. Et l’oreille capte la moindre variation, le plus petit changement sonore.
La forme de mon texte reprendra la structure de sa composition, en cinq parties, dont la durée de lecture sera la même que celle des différents mouvements de l’album. De même, le principe d’écriture, fera écho à l’approche électroacoustique de Bérangère Maximin : « Généralement, dit-elle, tout part d’une séquence enregistrée en extérieur au microphone ou d’une session de transformation en studio, une séquence que j’ai envie d’écouter en boucle et qui me procure un certain plaisir obsessionnel, si j’ose dire. Cette séquence, à force de l’entendre, me fait imaginer d’autres sons/textures qui viennent en contrepoint. Autrement dit, ce serait d’abord comme quand on siffle un air avec émotion, on le ralentit et on le déforme en le répétant. Ensuite, le développement de la base se fait par de nombreux aller-retour du faire à l’entendre, à l’instinct. »
Son approche musicale rejoint ma pratique poétique. À partir d’un texte préexistant, dans lequel je sélectionne un ensemble de mots, de phrases, de façon imprévue, en cherchant autre chose, voire rien de particulier, dans une approche issue d’une démarche heuristique qu’on appelle sérendipité, je tente de faire affleurer des histoires en filigrane, morceaux d’un roman, récits à demi-mot, microfictions, nouvelles en devenir. Une succession d’instantanés qui scintillent, en vrac. J’invente des liaisons nouvelles, inédites, entre ces mots choisis dans ce corpus dont je me suis imposé le rythme de prises et l’ampleur du tamis. Les tableaux fissurés se refont ailleurs. Et les scènes enfuies le sont dans le mouvement qui les tisse.
« Sa musique évoque des images, écrit Jacques Serena dans la revue L’oreille absolue, j’en réponds, des mondes aux étranges beautés. Et la beauté n’est pas seulement dans ces images évoquées, bien sûr que non, elle est aussi, elle est évidemment surtout, dans la façon de les évoquer, le langage créé pour. Pour ce que j’en sais, j’ai aimé y retrouver l’écho de quelques bruits aléatoires comme les aimait Stockhausen. Imaginer l’usage d’objets détournés de leur fonction, ces sons d’ustensiles qui, libérés de leur côté utilitaire, ont pu être reconsidérés en tant qu’eux-mêmes. Cette affection qu’ont les artistes de ce genre pour les choses désaffectées. Et le fait est que les auditeurs dans mon genre trouvent beaux ces sons, et les émotions qu’ils procurent. Je dis beau, qu’est-ce à dire, on a dit beau, on n’a rien dit. On pense à ces usagers à la télé qui rabâchent tous, à chaque fois qu’on leur colle un micro sous le nez, qu’il n’y a pas les mots. Pour le coup, on leur donnerait presque raison. Les mots, j’ai dû aller les chercher chez les Japonais, pour tenter de dire par quelles gammes de beautés on passe en écoutant la musique de Bérangère. Kuwashi, le beau de ce qui est fin, raffiné, détaillé. Kiyushi, le beau à travers la pureté, exempt de souillure, rien de nuisible, du vierge, où le moindre objet, son, mouvement se détache dans toute sa richesse. Et aussi Utsukushi, mon préféré, le beau qui contient une dimension affective, que l’on pourrait, en gros, traduire par l’émouvante intimité des choses. »