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Assemblage (texte et vidéo) de Pierre Ménard

La forme détournée de l’abécédaire est un genre voué à la célébration de l’acte créateur (le livre des livres). Cette année j’ai décidé d’aborder l’abécédaire par la vidéo. Deux fois par mois, je diffuserai sur mon site, un montage d’extraits de films (à partir d’une sélection d’une centaine de mes films préférés : fiction, documentaire, art vidéo) assemblés autour d’un thème. Ces films d’une quinzaine de minutes seront accompagnés sur le site par l’écriture d’un texte de fiction.

Ce projet est un dispositif à double entrée : un livre et un film. Le film est un livre. Le livre est un film. Ce livre dit qu’il est à voir, ce film montre qu’il est à lire.

N comme Nuages : la vidéo



Nuages

Dans les nuages.

L’avion plane au-dessus.

Je ne me lasse pas de ce spectacle pourtant monotone sur le temps long du parcours au-dessus de l’Atlantique. Je ressens à chaque voyage une vive émotion en observant la texture des nuages à travers le hublot de l’avion.

En altitude, l’impression de ne pas avancer, de faire du sur-place. Malgré l’effroyable bruit des machines et parfois quelques secousses qui rappellent notre situation. C’est aussi ce qui se passe avec le temps. L’avion remonte le temps des fuseaux horaire, il file à contre-temps. Je pars à 13h, j’arrive à 15h, mais le vol a duré plus de 7 heures.

La fatigue du voyage se fait sentir. C’est repousser la nuit à plus tard, la mettre entre parenthèses. De la distance. Être loin de toi et ne penser qu’à toi. Tu n’es plus à mes côtés.

Voilà par quoi on aurait dû commencer : le ciel
Fenêtre sans rebord, sans feuillure, sans vitres.
Ouverture et rien d’autre,
mais ouverte largement

Je me réfugie sur le balcon. Je pense à toi. Les nuages me font toujours penser à toi. La distance qui nous sépare semble moins grande avec la couche nuageuse qui au-dessus de la ville nous transporte au loin, un lointain qui nous relie déjà. Je m’accoude sur le rebord en bois vernis.

Pensif, je laisse mon esprit divaguer, je sens le souffle frais du vent sur ma nuque, je n’aime pas ça, je n’ai jamais aimé ça, cette sensation du fil de la lame sur la nuque. Je me redresse rapidement, un peu trop vite, la tête me tourne. Je suis tendu. Je me redresse. Je regarde au loin, j’inspecte les allées qui serpentent entre les bâtiments en briques de taille identique, leurs terrasses en bois défraîchi par l’hiver, les fils électriques qui les relient, pendant au-dessus des jardins en contrebas, quelques bruits de voix me parviennent sans que je puisse deviner leur provenance exacte, pas de voiture de ce côté là, tranquillité assurée. Je me dis que je vais bien dormir ici.

Je lève les yeux pour changer de point de vue. Un avion traverse le ciel et tire une ligne entre la masse des nuages clairsemés. Le bruit de son moteur me parvient avec un léger temps de retard dont je ne comprends pas l’origine. Mais ce décalage renforce la mélancolie du moment. Cette distance entre nous. Tous ces nuages.
Je pense à notre appartement, ce paysage que je ne regardais plus à force de l’avoir sous les yeux depuis toutes ces années, que je connaissais sans le connaître, par habitude.

Je pense à toi qui n’est pas là à mes côtés.

Je vois ton visage se dessiner dans mes souvenirs évanescents comme dans les formes nébuleuses des nuages. Tu n’es pas là.

J’observe distrait par mes pensées les transformations des volumes des nuages qui se transforment au fil du vent. Je laisse mon esprit divaguer au gré de leurs changements.

Je me souviens de cette tornade au milieu de la mer, lors de notre voyage en Italie, sur la Côte Adriatique. Une tempête sur la mer, le tourbillon qui s’élevait au-dessus de l’eau vers le ciel et s’était accéléré en formant un nuage d’eau tourbillonnant sur l’horizon. Le vent soufflait, assourdissant. Et comme il était apparu, dans la brièveté de son surgissement, avant de disparaître au loin.

Le vent fait trembler les feuilles des arbres du jardin en contrebas, je ne baisses pas les yeux, je sens le souffle du vent, sa brise légère, j’entends le froissement délicat des feuilles. Mon cœur qui bat.

Les nuages se forment de manière aléatoires et éphémères dans le ciel, s’effacent et recommencent, matière confuse, hésitante, sans contours, leurs dialogues ininterrompus, substance tout en simulacres à la recherche de leur forme, en mouvement entre évaporation et condensation.

Tu sais il ne faut que tu t’inquiètes.

Nul besoin d’attendre une nuit sans nuages,
ni de lever la tête
pour regarder le ciel.
Je l’ai derrière mon dos, sous ma main, mes paupières.
Le ciel m’enveloppe fermement,
me soulève.

Les nuages comptent parmi les objets poétiques les plus oniriques. Comme tous les enfants, j’ai cherché à dénicher dans le ciel de ma jeunesse des animaux sauvages, des monstres effrayants, gargouille ou chimère dans les contours indéterminés des nuages, leur formes ouatées en mouvement, cumulus ambigus émaillant le bleu du ciel, nuées cotonneuses, écumes diaphanes effilochées ou larges rouleaux gris annonçant la neige, la grêle, la tempête ou l’orage, les nuages ont toujours favorisé l’ascension de nos songes et constitué un territoire propice aux rêveries, à l’imaginaire.

Par leur intangibilité, leurs mouvements incessants et leurs transformations continuelles, les nuages symbolisent à la fois l’insaisissable, la transformation, le fugitif et l’éphémère. Impalpables, vaporeux et fugaces, les nuages sont de « merveilleuses constructions de l’impalpable. » Ils se forment et se déforment au gré des vents, des saisons et des températures. Dans de nombreuses croyances, mythes et religions, les nuages interviennent sur deux registres : d’une part ils forment une véritable césure entre le ciel et la terre, exprimant ainsi la transcendance divine ; d’autre part, énigmatiques, ils symbolisent le mystère divin, en raison de leur caractère insaisissable et de leur faculté à masquer les objets tout en laissant filtrer la lumière.

Adultes, nous ne cherchons plus dans les nuages les contours des monstres fantastiques ou des créateurs imaginaires de notre enfance. Nous perdons en grandissant des espaces propices à la rêverie, à la méditation et au silence. Ces nuages qui nous invitaient à prendre notre temps et nous replaçaient alors dans une certaine verticalité, entre terre et ciel : entre vie et mort.

Dans la mythologie grecque, les nuages protégeaient les armées ou les guerriers favoris des dieux, en les cachant. De même, les hommes que les dieux voulaient enlever étaient cachés par les nuages. Ainsi, Aphrodite (la déesse de l’amour et de la sexualité) dissimula Pâris dans un nuage pour le protéger des coups de Ménélas. Ou encore, Borée enleva Orithye dans un nuage. C’est toi qui m’a appris toutes ces histoires sur les nuages. Mais le nuage, me disais-tu souvent, entre ciel et terre, exprime également la transcendance divine. Il symbolise également l’écume du chaos originel après la création. Lorsque le nuage est épais et orageux et prend l’aspect d’une nuée, il représente généralement le courroux divin, ou encore le malheur. Mais il peut avoir un autre visage : la manifestation du divin. Dans l’Ancien Testament, la nuée symbolise l’apparition de Dieu. Il n’est pas rare de voir les personnages divins représentés dans un nimbe ou une nuée.

Les montagnes les plus hautes
ne sont pas plus près du ciel
que les vallées les plus profondes.
Pas un endroit où il y en aurait davantage
que dans un autre endroit.
Un nuage est aussi lourdement
écrasé par le ciel qu’une tombe.
Une taupe n’est pas plus au septième
qu’un hibou qui agite ses ailes.
Une chose qui tombe dans le vide
tombe du ciel dans le ciel.

Tu aimais la photographie, la pratiquais depuis longtemps, avec ferveur et passion. Tu aimais répéter que « Tout objet du monde, lieu ou corps, visage et regard, est, en photographie, proprement du nuage. »

 [1]

Tu me racontais qu’au début de la photographie les préparations chimiques manquaient de sensibilité. La transposition des couleurs dans la gamme brune et blanche de la photographie de l’époque ne parvenait pas à s’opérer dans les rapports de tons déterminés par la perception visuelle. Le bleu du ciel impressionnait le négatif plus rapidement que le jaune et le vert de végétation. Tu me précisais qu’un temps de pose trop court donnait des premiers plans sombres sans gradation de teinte. La production simultanée du ciel et du motif principal s’avérait souvent impossible.

Comme les photographes se focalisaient plutôt sur la scène terrestre, les ciels étaient surexposés jusqu’à la solarisation. Ils s’accommodaient de ces résultats en noircissant la zone correspondante des clichés afin d’obtenir au tirage des ciels vierges de toute trace de brunissement. Certains d’entre eux cadraient le paysage de façon à garder le moins de ciel possible. Les ciels blancs furent très présents pendant quelques années, puis considérés comme une imperfection car ils nuisaient à l’harmonie de l’épreuve.

Les méthodes se multiplièrent dès les années 1840 pour trouver le moyen d’obtenir des ciels dégradés ou de faire apparaître des nuages dans le ciel monotone d’une épreuve. Les préparations au collodion et les révélateurs s’enrichirent de quelques formules destinées à capter les nuages sur le négatif et à ne pas les perdre au développement. Le système des ciels rapportés tint une place prépondérante. Cette technique dédoublait la prise de vue, acte fondamental de la création photographique, puis mélangeait les négatifs par un double tirage du positif final, ce qui permettait d’obtenir dans un premier temps le motif principal par contact avec le négatif du paysage, et dans un deuxième temps d’exposer à nouveau l’épreuve sous un négatif de ciel pris à un autre endroit. Des collections se constituèrent et des ciels identiques se remarquèrent sur des paysages différents. Une forme d’immoralité artistique pouvait en voyant les mêmes ciels sur des photographies exposées par des auteurs différents.

Les nuages, seuls, n’intéressaient pas les photographes à cette époque-là.

Fluides, liquides, rocheuses
enflammées et aériennes
étendues du ciel, miettes du ciel
ciel qui souffle et ciel qui s’entasse.
Le ciel est partout
jusqu’aux ténèbres sous la peau.
Je mange du ciel, j’évacue du ciel.
Je suis piégé piégé,
habitant habité,
embrasseur embrassé,
question en réponse à question.

Sur le plus long mur aveugle de notre maison de campagne, nous avions entamé ensemble un projet artistique en photographiant le jour de notre anniversaire de mariage (nous nous étions mariés un 14 juillet, la fête s’était déroulée dans cette maison des bords de Loire), le ciel au-dessous de chez nous. Nous encadrions l’image du ciel et nous la fixions sur le large pan de mur de la salle à manger. D’année en année, le mur se couvrait de ciel, c’était comme si nous ouvrions avec ces images une brèche dans le mur, une fenêtre ouverte sur le ciel. Cette collection d’une vue identique du même lieu, sous des lumières, des constructions nuageuses variées, rappelaient celles de l’Atlas international des nuages ou mieux encore l’œuvre de Stieglitz et ses découpes dans la continuité infinie de ciels nuageux, photographiés avec leurs subtiles nuances de gris, partagés entre masses sombres et lumineuses, en pointant sa chambre photographique vers le ciel, depuis sa résidence d’été à Lake George. Sans référence à la terre, cette image verticale, de petit format, qui peut être lue dans n’importe quel sens, ne proposait ni orientation ni ancrage dans l’espace. Elle s’inscrivait dans une série d’études de nuages, entamée en 1922 et se prolongeant jusqu’aux débuts de la décennie suivante, sujet qui était devenu alors une préoccupation centrale pour le photographe américain. Ces fragments de nuages formaient une magistrale exploration métaphysique autant qu’une expérimentation esthétique radicale, du chaos du monde et de sa relation à ce chaos.

En traversant la ville pour rejoindre l’appartement où je suis logé pendant mon séjour, je croise des tas de gens, ils consultent tous leurs smartphones pour un oui pour un non, regarder l’heure, trouver un itinéraire, prendre une photo, vérifier la météo, prendre un rendez-vous, envoyer des messages, lire les nouvelles du jour, interagir avec ses amis sur les réseaux sociaux. Je les regarde avec une incompréhension soudaine. Sans doute à cause de la fatigue du voyage. Tout à coup je ne les comprends plus. Ce besoin d’immédiateté, d’hyper-connexion. Tout, tout de suite. Ce besoin de distraction, pour mieux s’absenter. Non pas fuir la réalité mais s’y enfouir, s’y enfoncer jusqu’à disparaître et ne plus penser à cause du trop plein d’images, de sons, d’informations qui vous assaillent, de pour et de contre, de vrai et de faux, d’inventaires et d’inventions.

Dans la rue, regarder les gens utiliser leurs appareils portables non pour téléphoner mais pour se connecter, le tenant devant leur visage incliné comme un miroir mais y chercher leur reflet, la lumière bleuté nimbant leurs traits d’un pâle halo diaphane, et se sentir soudain décalé, en marge encore une fois. Le téléphone est devenu une extension d’eux-même, une interface avec le monde qui les entoure, leur prolongement numérique.

Qu’est-ce qui réunit tous ces gens ? Leurs liens invisibles ?

Le web est, comme notre mémoire, un immense palimpseste, pour le rendre indestructible il faudrait relire sans cesse les textes qui s’y publient, les images qu’on y diffuse, tous ces enregistrements, les relier les uns aux autres, y trouvant (parfois sans même chercher) les correspondances internes, dénicher leurs infimes échos. On écrit « pour apprendre ce qui existe dans le monde des mots, dans l’envers du monde que détiennent les mots. »

Je me rends compte qu’une journée sans connexion devient une expérience rare, celle d’arrêter le temps, de le suspendre. Et l’impression d’une journée sans croiser son regard dans un miroir. Parvenir à ne plus être envahi par les sollicitations indésirables, l’assaut régulier de messages contradictoires, envahissants, délétères. Prendre un peu de recul par rapport à ces stimulations régulières, entêtantes, en suspendre le cours, en contrôler tout au moins le flux, pour ne pas être enfoui dessous, prisonnier. Ce voyage m’offre ce temps de pause nécessaire, cette distance bienvenue. Les sensations liées au décalage horaire renforcent sensiblement cette appréhension. Une brusque condensation dans le temps.

Le diviser en Ciel et Terre
n’est pas la façon idoine
d’appréhender ce Tout.
Ça permet juste de survivre
à une adresse plus précise,
plus facile à trouver,
si jamais on me recherche.
Mes traits particuliers :
admiration et désespoir.

 [2]

Dans l’avion, entre deux films que j’ai déjà oubliés aussi vite après les avoir vu, les mélangeant dans un premier temps, les personnages de l’un vivant les situations de l’autre et vice versa, j’ai lu un article sur deux russes qui ont construit une maquette reproduisant dans les moindres détails l’ensemble des bâtiments, des immeubles, des ruelles désertes de Prypyat en Ukraine, après la catastrophe de Tchernobyl et qui proposent un jeu vidéo de simulation à l’aide de chars télécommandés munis d’une caméra embarquée pour faire vivre aux joueurs l’expérience de ce lieu abandonné, en parcourant cette ville fantôme.

Je me souviens que nous étions ensemble lorsque nous avons appris l’explosion du réacteur de Tchernobyl et que la radio, les journaux télévisés ont commencé à évoquer le nuage radioactif et sa propagation sur le continent européen. Nous plaisantions sur le fait qu’il s’était arrêté à la frontière française comme les responsables politiques voulaient nous le faire croire.

L’information ne nous arrivait à l’époque que par le biais des journaux télévisés, ils n’étaient pas diffusés en continu comme aujourd’hui, Internet n’existait pas encore, le Web ne serait inventé que trois ans plus tard par Tim Berners-Lee qui, engagé au CERN à Genève pour travailler sur l’acquisition et le traitement des données, proposerait de développer un système hypertexte organisé en Web, afin d’améliorer la diffusion des informations internes. Ce drame nous semblait lointain, étranger, même si nous envisagions bien la gravité de ses conséquences sur les populations et l’écologie, nous ne mesurions pas encore qu’elles étaient déjà globales, qu’elles dureraient longtemps, les répercussions sont encore sensibles aujourd’hui d’ailleurs. Pendant le drame de Fukushima, nous suivions l’évolution de l’accident en temps réel, sur Internet avec le direct de la télévision japonaise NHK, la distance semblait avoir été effacée, en trompe l’œil seulement, tous les temps se mêlaient, nous projetant dans d’incessants trajets conduisant de Fukushima à Nagasaki et Hiroshima à différentes époques de l’histoire contemporaine jusqu’à nos jours. Et même si on ne peut comparer l’incomparable, un désastre technologique et un acte de guerre, une centrale en péril et deux bombes atomiques, Fukushima jouait tout de même un rôle de catalyseur en réactivant le traumatisme, renvoyant également aux terribles événements de Tchernobyl.

Je n’arrive pas encore à saisir avec clarté ce que ce souvenir produit en moi d’intangible pour m’amener à penser par ricochets au nuage informatique. Plus exactement les informations présentes dans le cloud computing, ce qu’on appelle en français l’informatique en nuage, l’exploitation de la puissance de calcul ou de stockage de serveurs informatiques distants par l’intermédiaire d’un réseau, n’a rien de virtuel, ni d’immatériel. Elle consiste à exploiter la puissance de calcul ou de stockage de serveurs informatiques distants par l’intermédiaire d’un réseau, généralement Internet. Les grandes entreprises du secteur informatique et de l’information la développent en y investissant massivement pour offrir à leurs clients de la puissance de calcul et de stockage d’information. C’est un changement radical des systèmes informatiques, jusque-là constitués de serveurs éparpillés dans les entreprises et collectivités.

> Et si nous n’avions jamais quitté l’ère atomique en entrant dans l’ère numérique en nous atomisant en fines particules pareilles aux gouttelettes d’eau qui constituent les nuages ?

Je suis rentré à l’appartement en chantonnant une vieille mélodie aux paroles ironiques et angoissantes : « Radioactivity / is in the air for you and me ». J’ai rejoins le balcon, la terrasse qu’il forme, il fait un peu frais ce soir, mais c’est vivifiant. Un nuage de buée se forme devant ma bouche tel un phylactère. Aucun mot n’en sort. Parole en creux, un blanc. Je suis seul et me parle à moi-même. Je regarde le paysage qui s’efface peu à peu à la tombée de la nuit, avant d’allumer une cigarette. Mon visage disparaît désormais derrière le nuage de fumée. Et dans l’obscurité de la nuit.

L’horizon ondulé d’un océan où les détours, les sinuosités, les vagues et les entrelacements n’ont cessé de s’inscrire, nuages.

Entre le rêve et la révolte la raison vacille, tours de sang dans le vent tournis, brasillants tourniquets, nuages.

Chemins de traverse sous la couleurs des gestes inachevés, fragments poétiques tout en méandres colorés, nuages.

La route suit son cours en virages serrés, loin des cartes de géographie ou des plans de villes, matière de détournements et d’échappatoires incessants, nuages.

La trace en relief d’une pièce de monnaie, frottée avec un crayon sur du papier, comme les cercles en métal des bouches d’égout, disséminées dans nos rues, dans le fouillis des sensations, nuages.

Une étoile immobile, indifférente, dominant les soleils tournants, portant l’été de jour dans ses mains de lumière, chemin de l’une à l’autre en eaux et ciels tranquilles, joyeuses improvisations en feuillage de nuit, nuages.

Leçon de ténèbres, superposition de points de vue : ceux d’hier, parfois dérisoires, avec leurs destinataires décédés, et ceux, caustiques, tendres ou mélancoliques, nuages.

[1Anne-Marie Garat, Photos de familles, Seuil, p.164.

[2Wislawa Szymborska, De la Mort sans exagérer, traduit du polonais par Piotr Kaminski, Poésie Fayard, 1996, pp. 108 et 109


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