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Contacts successifs #22

Se retrouver tous les deux seuls à la maison, les filles sont de sorties, entre amies. Manger un repas léger mais festif : fruits de mer (huitres, crevettes, pinces de crabes) arrosé de Sancerre. Écouter de la musique en travaillant sur un nouveau projet plastique en commun. Je découpe des poèmes dans une vieille édition du livre Le bruit et la fureur de William Faulkner pendant que Caroline fait des essais de dessins, découpages, collages à partir des chutes du livre, de la peinture et ses feutres.

C’est l’anniversaire de Caroline. Bien entendu, sa famille, ses proches, ses ami.e.s, ses consœurs l’appellent ou lui laissent des messages pour lui fêter son anniversaire. Le téléphone sonne ou vibre. Je lis l’article paru dans Libération au sujet de la fin des cabines téléphoniques. « Les téléphones publics, qui étaient encore 300 000 dans l’Hexagone il y a vingt ans, seront enterrés cette année, nous apprend Virginie Ballet. Il ne devrait en subsister qu’une toute petite poignée dans les « zones blanches », non couvertes par la téléphonie mobile. »Je diffuse pour l’occasion une nouvelle version de mon texte sur les cabines téléphoniques, lieu privé dans l’espace public : Simple comme un coup de fil.

Un poids sur l’estomac. Toute la journée se résume à cela. A se traîner sans rien faire. Poids mort. Avec cette barre constante sur la poitrine. Une douleur que rien n’apaise. Aiguë. Une douleur qui s’intensifie avec le temps. Vomir est un soulagement.

J’ai rencontré Paul Otchakovsky-Laurens à Marseille à l’automne 2005. Je commençais à publier régulièrement des textes sur mon blog Marelle (à l’époque lointaine hébergé par la plateforme tooblog.fr) et c’est d’ailleurs sur ce thème Web & Poésie que portait la série de ces conférences pour laquelle le cipM m’avait convié à intervenir. Deux jours de colloque sur les rapports entre poésie et internet. Nous avions échangé quelques mots. Quelques années lus tard je lui avais fait lire un manuscrit, et sa lecture et son retour très juste et très précis ont beaucoup compté pour moi, comme la lecture des livres publiés dans sa maison d’édition.

Vitrine de la librairie N’a qu’un œil à Bordeaux

Librairie N’a qu’un œil : Mon affiche pour les éditions Contre-mur, Les accolades sont en vitrine. J’achète un livre des éditions Eric Pesty : Celui des “lames”, l’ultime poème d’Anne-Marie Albiach. Caroline avait collecté auprès de ses amies et connaissances quelques adresses de lieux à visiter, et d’endroits où manger, alors que nous passons à la hauteur de l’une d’entre-elles, Møna, un salon de thé branché dans l’étroite et tournante rue de la Vieille Tour, une voix m’interpelle que je reconnais très vite, ma collègue Céline Vigué. Elle m’avouera plus tard avoir d’abord vu mon reflet avant même de m’apercevoir. Nous discutons un court instant sur le pas de la porte du café, tout étonnés de cette coïncidence. Je savais que Céline était en vacances mais j’ignorais qu’elle serait à Bordeaux. Il y a d’heureuses surprises quand ce qu’on attend tarde à se présenter.

Les Possessions, d’Aurélien Mauplot

Le soir en rentrant nous visitons l’exposition d’Aurélien Mauplot, Fenua (du polynésien qui signifie terre), dans la galerie Éponyme, située précisément dans la rue où nous logeons, la rue Cornac, dans le quartier des Chartrons. L’artiste invente un univers envoûtant à la croisée de multiples domaines : l’aventure, l’exploration, le récit de voyage, la mythologie, l’imaginaire pur. Il se réapproprie des images qu’il mélange à des objets réalisés à l’occasion d’installation/restitution de l’exploration. Le récit n’est pas écrit, seules quelques bribes nous permettent d’y entrer et de s’y plonger. Aurélien Mauplot navigue autour de ses objets, son parcours retrace un environnement, passé et présent. Porté par cette imagination intrigante, il a la volonté fraîche et positive de faire marge et nous amène avec puissance à regarder différemment. L’idée est belle, résurgente de nos aventures d’enfants explorateurs, et se mêle à une puissante présence au monde qu’Aurélien Mauplot lie à une culture collective en ces termes : « Jung développait la possibilité d’un inconscient collectif, inhérent à l’histoire, à l’expérience sociale, sinon commune. La forme primitive de ce concept est l’archétype, processus structurel et instinctif de représentations mentales issues d’expériences au moins personnelles. L’objet de mes projets se situe dans ces interstices sensibles : produire des projections imaginaires en faisant appel à une culture collective (la littérature d’aventure par exemple) générant elle-même des images mentales, des souvenirs, en provenance de nos propres expériences. Par extension, s’ajoute la volonté de croyance ; de cet étonnant pouvoir qu’ont les enfants de croire en ce qui les fait rêver ; et de cette essence absolue de savoir encore rêver. Mon objectif est d’éveiller en nous cette sensation de flottement, cette nécessité quotidienne de suspendre le temps ou le réel, pour plonger dans les profondeurs d’un roman, d’un film. […] Je m’efforce donc à produire des objets proposant de nouvelles formes narratives, en travaillant et détaillant les notions de lieux, de temporalités, de langages, de géographies et d’histoires. En s’inscrivant profondément dans le réel, les œuvres permettent l’évasion dans l’imaginaire et c’est bien ce dernier modèle qui structure l’ensemble de mes recherches. » Devant le mur qu’il a recouvert des pages du livre de Jules Verne, Le Tour du monde en 80 jours, et qu’il intitule Les Possessions (entre une réappropriation du territoire terrestre et la déconstruction du planisphère), Caroline et moi faisons une folie, nous achetons deux de ses pages, la page 48 (on se doutera facilement pourquoi), et de son vis-à-vis, la page 49 qui est une illustration. Sur ces pages l’artiste a imprimé la forme d’un territoire, d’une région, d’une île ou d’un archipel d’îles. Nous aurons bientôt quelle île et quelle poussière d’île figurent sur les pages que nous avons acquises, et qui sait peut-être qu’un jour nous nous rendrons tous les deux là-bas.

Visite du Musée CAPC (centre d’arts plastiques contemporains) créé en 1973, qui s’installe dès 1974 dans l’Entrepôt Lainé, un ancien entrepôt de denrées coloniales, réaménagé au cours des années suivantes. Le lieu invite à la déambulation et la découverte des œuvres dans un espace qui les met en valeur et permet de les aborder à son rythme. Plusieurs expositions au programme, mais nous n’en visiterons que trois (pas assez de temps pour regarder le film de Jumana Manna, Parentés sauvages) : Beatriz González (Rétrospective 1965–2017), et [sic] œuvres de la Collection du CAPC qui présente une sélection d’une centaine d’œuvres de la Collection à travers les galeries du second étage (y compris les œuvres in situ de Richard Long, et enfin 4,543 milliards (La question de la matière). C’est cette exposition qui, avec la collection du CAPC, a éveillé le plus mon intérêt. Réunissant plus de 30 artistes, l’exposition traite du rapport qu’entretiennent les œuvres d’art, les collections et les histoires culturelles avec les processus écologiques et la dimension géologique du temps. Donnant à voir — à travers divers films, œuvres sur papier, photographies, sculptures et autres documents éloquents — la continuité de la matière et des paysages temporels, cette exposition est née de l’idée que, dans une autre vie, le bâtiment du CAPC était un entrepôt de denrées coloniales dont les murs furent érigés dans une pierre calcaire jadis enfouie dans les profondeurs du sol et les poutres taillées dans les arbres d’une ancienne forêt.

Une histoire de détonations, de Xavier Ribas, CAPC

Deux œuvres me fascinent dans cette exposition. La première est celle de Xavier Ribas, artiste né à Barcelone, en 1960. et vivant à Londres : Une histoire de détonations qui offre un aperçu du projet plus vaste à travers lequel Xavier Ribas explore l’héritage de l’extraction minière du nitrate de sodium au nord du Chili — une filière en pleine expansion entre les années 1870 et le début du XXe siècle, date de la mise au point de son procédé de fabrication chimique. Composée de photographies prises par l’artiste durant ses explorations, mais aussi d’anciennes cartes postales et de coupures de presse achetées sur Internet, montre comment l’extraction et le commerce du salpêtre chilien étaient aux mains de ceux qu’on a nommés les « gentlemen capitalistes » — des aristocrates, des banquiers et des marchands britanniques. L’exploitation de cette ressource n’eut pas pour seul effet de favoriser, d’une part, l’industrialisation de l’aride désert d’Atacama, et à de l’autre, l’enrichissement de domaines ruraux : en tant que fertilisant chimique ou élément entrant dans la composition des explosifs, le nitrate de sodium modifia radicalement un certain nombre de sites, d’organismes et d’institutions, qui n’avaient a priori rien à voir les uns avec les autres. La juxtaposition des différentes images aux provenances, aux formats et aux qualités variés, images de sites, d’événements et d’objets dispersés, crée une séquence d’anachronismes et de discontinuités géographiques qui suggèrent des pistes d’enquête et accentue le caractère fragmenté du récit et du dispositif de l’artiste.

La seconde est L’atlas international des nuages d’Antoine J. Aalders, un artiste né en 1890 et mort en 1955. Antoine J. Aalders était fasciné par la tempête sous toutes ses formes, ainsi que par la forme des nuages. Il a étudié le tonnerre, la foudre et le ciel depuis un observatoire spécialement construit à cet effet. Avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, Aalders a photographié des milliers de nuages ​​en noir et blanc. Après la guerre, il s’est concentré sur la photographie en couleur. L’International Cloud Atlas (datant de 1956) présente plusieurs photos de son impressionnante collection.

Dans le tram B. en direction de l’Hôtel de ville pour nous rendre au Musée des Beaux-Arts afin de visiter l’exposition “Le musée se met au vert” qui est l’occasion pour le musée de réinvestir et de revisiter ses collections autour d’un des genres picturaux les plus récurrents de l’histoire de l’art, le paysage, avec ses vues de ports, ses scènes de tempêtes, ses nocturnes, marines, paysages pastoraux et urbains ou bien encore ses diverses interprétations de l’allégorie des quatre saisons, une jeune femme m’aborde avec un large sourire. Je la reconnais tout de suite sans parvenir immédiatement à me souvenir de son nom, sans doute à cause de la surprise et à cette grande proximité qui tout à coup nous rapproche ainsi, alors que je n’ai pas vu depuis plusieurs années. Elle s’en doute peut-être, elle me rappelle son nom que je ne parviens pas à entendre, car le tram entame un virage et ses essieux se mettent à grincer dans un crissant vacarme qui m’en empêche. J’entends Angélique, mais je sais que ce n’est pas son prénom. C’est une amie de Mathieu Regnault, qui fréquentait le Cyberlab pour y travailler au montage de son premier documentaire tourné lors de l’ouragan Stan au Mexique. Quelques pas dehors, sous une légère bruine, le temps d’ouvrir le parapluie sous les commentaires de mes filles et de Caroline qui s’étonnent de ces rencontres répétées aux coïncidences troublantes et son prénom me revient, un sourire aux lèvres : Julie. Julie Morales.


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