Il y sept mois, je me faisais l’écho d’un appel à candidature pour une résidence artistique numérique « Où passent les frontières » lancé par la Communauté de communes Moret Seine & Loing dans le cadre d’un Contrat de Territoire Lecture en collaboration avec la DRAC île de France et la Médiathèque départementale de Seine-et-Marne.
C’est le Collectif L’aiR Nu qui a remporté cet appel et qui a mené, d’octobre 2015 à avril 2016, sa résidence sur le territoire de la Communauté de communes Moret Seine & Loing.
L’aiR Nu est un collectif composé de Pierre Cohen-Hadria (auteur, artiste numérique, sociologue), Mathilde Roux (auteur, artiste plasticienne), Anne Savelli (auteur), Joachim Séné (auteur, designer et ingénieur informatique).
Depuis la fin de la résidence à Moret Seine et Loing, L’aiR Nu a continué à travailler afin de diffuser le livre numérique intitulé Une ville au loin, réalisé par Roxane Lecomte.
Désirs, contraintes et attentes. Quatre parcours, quatre personnages, quatre trajets ou non-trajets entre une ville Paris, et d’autres villes, au loin. Le livre est accompagné d’un site sur lequel on retrouvera des éléments en rapport avec le texte (notes, ateliers de création, photographies, lectures, sons, liens...).
Celle qui travaille, par Pierre Cohen-Hadria
« Il ne pleut pas, de l’autre côté du couloir un type son casque sur les oreilles roupille ou cuve comment savoir, il a à la main un journal torchon gratuit, un peu avachi là, il a les jambes légèrement allongées, il dort, son bonnet enfoncé presque jusqu’aux yeux, ou alors il cuve
« Non mais tu comprends bon des fois la famille c’est chiant quand même
(elle se regarde dans son face-à-main) non mais tu vois j’ai plus de poche enfin tu vois ça va je suis pas trop décatie non plus hein…
Elle rit encore, elle regarde le type, fait la moue, dégoûtée… Vous n’avez pas le courage de consulter votre portable, quoi qu’il en soit, vous serez arrivée dans une demi-heure, vous saurez ce qui se passe après avoir été cherché les filles, vous n’écoutez pas, mais elle parle
« … et alors la tic tic tic c’est là et puis c’est là à la fin c’est là tu suis à gauche et tu reprends par là, et tu vois bon ben le frein est à droite ah oui non c’est vrai le frein est au milieu et l’embrayage à gauche complètement mais des fois je suis stupide j’imprime pas
tu fais tes mouvements et tu es toujours en pleine forme toi tu conduis bien, hein, mais moi je dois m’entraîner… »
Vous étiez au collège puis au lycée ensemble, vous ne vous êtes pas tellement perdues de vue, mais vous n’allez jamais chez elle (elle vit à Écuelles, un autobus l’y emmène en presque correspondance avec le train, elle doit attendre une demi-heure, elle attend elle attend, sa formation, son permis de conduire, ses ennuis d’argent)
« … je ne sais plus mais tu touches bien le truc voilà et tu vas voir s’il est bien et tout moi j’ai eu le permis mais un moment
moi j’ai eu le permis mais j’ai jamais conduit, il faut avoir les moyens pour acheter une voiture déjà mais tout le reste aussi, moi je peux pas je dois déjà dix mille euros à la banque tu vois... il faut acheter des choses... »
Personne pour la faire taire, personne, les gens descendent à Melun, puis on passera Bois-le-Roi, vous regarderez votre portable, rien, elle perçoit votre agacement peut-être, se tait un moment
« … Non mais parce que quand même je suis grave hein là aussi j’ai perdu du chômage alors bon quand t’as rien tu es bien obligée d’accepter un peu n’importe quoi… mais là je suis bien dans cette formation et donc j’essaye de retravailler parce que il n’y a que ça à faire pour que les choses s’améliorent tu vois c’est sûr ça que je dois travailler… »
À nouveau, elle rit un peu, elle sourit, le train s’est arrêté, c’est Moret, il repart, il est presque trente, comme tous les soirs, il s’arrête, vous descendez toutes les deux, elle va vers la gare, vous prenez la sortie en bout de quai, bises, au revoir ma chérie, vous descendez tenant la rampe rouge, vous arrivez devant chez Luc, sous l’essuie-glace un papier a été glissé, il est humide, vous lisez « passe à la maison avant d’aller chercher les filles et c’est signé L », vous entrez, vous sonnez, les tempes vous battent, les joues les yeux vous piquent, il ouvre »
Celui qui attend, par Joachim Séné
« Ce qu’il y a, c’est qu’il faut du courage pour passer les frontières, que ce soit pour vivre ou pour tuer. Lui, à attendre ici, est-ce qu’il a besoin de courage ? Non, sans doute pas. À peine celui de penser à tout ça. Quant au passager mystère, que fait-il ? Que peut-il ? Pourquoi n’emprunte-t-il pas le train ? Ne descend-il pas ici ?
Le paysage est brouillé par ses pensées tandis qu’il s’adosse à la barrière levée, certain qu’elle ne se baissera pas. Il regarde les vingt-quatre silos Royal Canin, tonnes de nutriments pour chiens. Et s’il s’agissait d’une gare de marchandise ? D’une voie qui ne porte que des wagons de grains, de bidons, de pierres, de sable, de viande séchée ? Pas de frontières pour les marchandises.
Ce qu’il y a quand on a passé la frontière, ce qu’on trouve là, c’est un commencement. Une vie nouvelle et d’avenir qui va commencer.
Un homme arrive là, il s’arrête – enfin quelqu’un s’arrête – il reste debout entre les deux rails, les mocassins dans l’herbe trop haute pour les trains. Il n’a pas de chaussettes, son pantalon de toile est froissé, il y a des lunettes de soleil dans la pochette de sa chemise vert pâle aux manches retroussées. Il n’est pas le passager Godot, il parle simplement, avant d’aller, dit-il, donner son cours au lycée d’Avon : « Comment peut-on naître libre dans un monde qui nous préexiste ? »
« Les migrants, ils parlent d’avenir, ils viennent pour cet avenir-là dont personne ne sait d’ailleurs rien, mais qui est là, de l’autre côté, et c’est tout. »
Il s’assoit par terre sur une traverse, il met ses lunettes.
« C’est faire preuve de courage, c’est un acte politique, ils disent : on a le droit d’exister, d’avoir un avenir, d’être reconnus comme des êtres humains, d’être des égaux. »
Celui qui attend comprend qu’il va attendre encore longtemps. Le monde que ceux-là quittent, ce n’est pas seulement un de ces pays inconnus faits de déserts, de pétrole et de bombes : c’est aussi le nôtre. « C’est notre monde qu’ils quittent, notre monde qui ne commence plus, qui a cessé d’exister, qui finit. »
Celle ou celui qui voudrait partir, par Anne Savelli
« Lundi 26 octobre
Malade tout le week-end, je me demande si je n’ai pas imaginé ce voyage en train de vendredi, le trajet, l’arrivée, la gare de Saint-Mammès, ce qui s’en est suivi. Est-ce que j’ai vraiment passé une heure dans la cale d’une péniche ? Est-ce que j’ai visité la cabine, écouté le marinier me raconter mille choses que je ne connais pas ? Et même, est-ce que j’ai fini par acheter cette épave qui flotte entre deux eaux le long de la Seine depuis vingt ans ? Je tousse, je renifle, j’ai mal partout. Le ciel, dont l’épaisseur me fascine, est rivé au fond de mon crâne.
Une chose est sûre : en une heure, j’ai appris qu’on peut partir de Saint-Mammès avec un bateau de 700 tonnes et naviguer jusqu’en mer Noire ; qu’il existe des ascenseurs à péniches et des toueurs, équivalents des remorqueurs en mer ; qu’une même cale pouvait contenir du ciment ou de la farine selon les contrats ; les péniches, être tirées par un cheval et un mulet, parfois un âne ; que des écoles spécifiques accueillaient les enfants de mariniers ; que ceux qui naviguent en couples de canaux en canaux, de pays « en pays, traversant six frontières, ont des âmes d’aventuriers. C’est même mieux que des marins, disait le marinier.
Tout cela, d’où je le saurais, si j’avais simplement dormi ? J’ai appris…
Au lieu de m’écouter, tu déroules des phrases de Simenon, de Maigret à l’écluse de Samois-sur-Seine, ce qui « au passage n’est pas loin : ne nies pas, je t’entends. En retour, je te propose le tout début de L’Atalante, le film de Jean Vigo, le mariage de Jean le marinier avec Juliette la villageoise, leur traversée des champs pour rejoindre la rive, le bouquet de fleurs tombé à l’eau, le bateau qui part, au revoir, adieu ! Juliette, ensuite, s’enfuira, voudra voir Paris.
Tu vois, chaque avancée nous envoie, toi et moi, ailleurs. En m’imaginant un départ, en me souvenant, en prenant le train je cherche à m’isoler dans un endroit précis, une sorte d’île au Loing où on ne peut pas m’atteindre. Si tu me lis encore, c’est peut être que toi aussi, tu puises en toi des images de canaux, de fleuves, d’océans. Que tu prolonges mon rêve, mes attentes inconnues.
Oui, ce qui nous tient, toi et moi, c’est peut-être cette dérive, cette échappée puisque tu n’apprends rien ou presque, aujourd’hui, que je suis trop malade pour te raconter ce que j’ai vu. »
Des bords au loin, de Mathilde Roux
Travail de Mathilde Roux sur les cadastres des Archives Départementales de Seine et Marne, dans le cadre de la résidence de création de L’aiR Nu.
Le livre numérique Une ville au loin est téléchargeable librement sur le site du collectif qui présente aussi la résidence, l’autour du livre…
Dans Une ville au loin, comme l’écrit Anne Savelli sur son blog « on trouvera une femme qui vit dans la région mais travaille à Paris, prend le train chaque matin ; un homme qui attend quelqu’un sur le quai d’une gare ; un dernier personnage qui, de Paris, hésite, voudrait partir mais...
Il y aura des bribes de chansons, des considérations hydrométriques et une allusion à La Quatrième dimension. Des questions pratiques, un indicateur de chemin de fer, des noms de lieux qui enchantent, des voisins de wagon. Quelques absents et du paysage à la vitre. Des péniches, des mariniers. De la musique et Jean Giono ».
Le Collectif L’aiR Nu lance une campagne de financement que je vous invite vivement à soutenir, pour amplifier et soutenir leurs actions, car il leur reste des modules à développer, à créer, des rencontres à proposer, du matériel à acheter… Tout est expliqué dans la page de l’appel à financement participatif sur la plateforme Ulule. N’hésitez pas à diffuser largement cet appel et à contribuer si vous le pouvez, avant le 17 juillet 2016 !