Après Meta Donna, Et tout soudain en rien, Suzanne Doppelt publie Un beau masque prend l’air, texte poétique en écho à 17 œuvres picturales dans lesquelles figurent des animaux.
Les animaux présents dans ces différentes œuvres ne sont jamais les mêmes d’une peinture à l’autre, ils ne représentent donc pas le portrait d’un animal, mais le décrivent dans son environnement, le sens que sa présence donne à l’image dans laquelle il s’inscrit, visible ou caché.
Comme dans les précédents livres de Suzanne Doppelt, qui ont la particularité d’être constitués de 80 pages, leur structure est très élaborée. Chacune des sections de cet ouvrage se divise en deux parties distinctes : un texte constitué avec régularité de 6 fragments de prose poétique (de deux phrases chacune) suivi d’un bloc de texte court combiné à un cadre rectangulaire grisée de la proportion de la peinture décrite, composant comme une ombre au tableau.
Le texte multiplie les approches sur l’œuvre retenue, variant les points de vue, proposant réflexions, perspectives historiques, esthétiques, références poétiques ou fragments de récits. Les tableaux figurent en fin d’ouvrage et sont référencés dans ce qui s’apparente à une table des matières. Cela libère la lecture d’un rapport purement descriptif ou documentaire de la peinture, lui préférant une approche poétique invitant aux allers-retours entre le texte et l’image, comme l’œil circule dans l’œuvre à la recherche d’un détail caché, d’une zone d’ombre, s’en éloigne pour mieux y revenir, regard oblique dans un cheminement qui accueille l’errance, le détour, le pas de côté, qui permet d’en comprendre le sens de l’intérieur, en acceptant de s’y perdre.
sous un arbre une femme pâle et replète est à
la toilette complètement nue de la tête aux pieds
flex et offerts, les écrevisses en ont douze
les serpents aucun, elle en a deux des petits pieds à
brodequins avec elle marche selon sa cadence elle
danse selon son rang au besoin elle mesure la taille
du soleil absent pour l’heure dans ce sous-bois
formellement aligné, nos premiers maîtres de
philosophie plus les mains et les yeux qui seront
soignés à leur tour. Elle s’expose sous un arbre
tournée vers celui la figurant ainsi libre et en plein
air Jacopo Robusti dit Tintoretto, aux bons soins
de deux jeunes filles appliquées
si proche pâle et replète même couleur même
tournure, la grenouille des sous-bois son humidité
glissante moitié au sec sur le point d’y être ou déjà
dans le bain, de quel air elle rêve et comment elle
chante à deux une belle chorale avant le silence des
échos des ricochets histoire d’enchanter la galerie,
Suzanne en son jardin comme la veille idem l’avant-
veille flanquée de ses suivantes, une grenouille
givrée qui regarde sans être vue du bord ou du fond
de son étang ordinaire, les yeux culminant elle
tourne le dos à la scène nue où une femme nue
de la tête aux pieds se fait gentiment dorloter
apportez-moi de quoi me parfumer et me laver dit-elle
aux jeunes filles les portes fermées que je baigne
il fait chaud, elle l’a pris ou le prendra son bain en
plein air un bain innocent des onguents des jeux
d’eau tiédie par l’atmosphère ses lavandières un
bac ou un étang ordinaire où se plonger nue
jusqu’aux oreilles, une grenouille grand format.
C’est un sous-bois opaque elle s’y expose sous
un arbre à lait de Judas des pendus de la liberté,
il faut quelques teintes subtiles autant de feuilles
autant de nuances une mémoire cercle après cercle
le temps de faire le modèle parfaitement statique
pareil aux deux perchés embusqués non loin deux
vieillards mauvais le regard oblique font le guet
chaque jour quand Suzanne est en son jardin,
des voyeurs au spectacle qui dévorent des yeux non
par un trou de serrure ni par une fenêtre avec vue
mais presque à découvert transis sous les ramures
une cachette improvisée un vrai peep show plus
tout ce qu’il faut pour faire un tableau, un modèle
vivant une pose longue un cadre valable et son
maître d’œuvre, un savant jeu de scène où chacun
est à son affaire l’une dévêtue et en relief les autres
les gelés comme un coing les suivantes à leur ouvrage
un huis clos réservé les portes fermées avant
l’entourloupe une fameuse fable capable de
changer un homme en cerf ou une femme en
grenouille moitié au sec il fera beau soit au fond
du bain il pleuvra, alors elles se démultiplieront
jusque dans les chambres des puissants chantant
ricochant vertes rousses ou givrées, la matière
un champignon devient une chauve-souris
une grenouille devient une feuille morte et
Suzanne une fille de joie assise sur un joli drap.
C’est le milieu d’un sous-bois il y règne un curieux
climat une chaude après-midi un ciel absent
et deux vieillards en coulisse deux spectateurs
exactement là où se redressent les lignes
là se fabrique une histoire à nulle autre pareille,
au printemps les grenouilles chantent pendant l’été
elles aboient de quoi réveiller un mort ou damner
un vivant, chaste Suzanne au premier plan exposée
en équilibre sous un arbre visible partout de sa
droite celui qui la peint d’après sa manière blonde
et vénitienne de sa gauche un couple antique des
voyeurs maléfiques, entre eux de l’eau dormante
la pire qui croise les images selon les lois de la
réflexion les retourne et n’en renvoie aucune
Les animaux sont représentés dans l’art depuis les débuts de l’humanité, comme en témoignent les peintures rupestres vieilles de 42 000 ans. Une des premières œuvres figurant dans le livre est une reproduction des Chevaux ponctués, de la grotte du Pech Merle dans le Lot. Leur iconographie varie selon les époques et les lieux, mais leur présence constante s’explique par leur forte symbolique, mêlant fascination et répulsion. À partir du XVIIe siècle, les animaux deviennent un sujet artistique à part entière en Occident, et la sculpture animalière atteint son sommet au XIXe siècle.
Historiquement, l’humain oscille entre continuité et rupture avec le règne animal, influencé par des traditions religieuses et philosophiques affirmant sa supériorité. Les représentations artistiques traduisent cette tension, mêlant idéalisation et instrumentalisation des animaux. Les avancées scientifiques modernes, notamment la théorie de l’évolution, soulignent une continuité biologique et cognitive entre l’homme et l’animal, suscitant aujourd’hui des réflexions éthiques pour réévaluer ces relations complexes.
En s’intéressant à la façon dont l’animal est perçu et représenté à travers le temps, le livre de Suzanne Doppelt se présente comme un hommage aux animaux souvent présents dans ses livres, et nous offre un bestiaire dans lequel elle parvient à les mettre en lumière alors qu’ils sont souvent représentés en arrière-plan. Mais c’est également un livre sur le regard, notre perception et nos sensations. Comme le déclare d’ailleurs Suzanne Doppelt dans l’entretien qu’elle a donné à Emmanuèle Jawad pour Diacritk : « il s’agit de considérer une image fixe, un tableau et la scène qu’il figure, d’explorer quelques zones d’ombre, d’y plonger un regard oblique, de regarder de travers, de varier les points de vue, d’observer son silence autant que celui de l’animal, d’admettre qu’on y voit que ce qu’on veut bien ou peut y voir et que le reste est aveugle. »