Ce texte poétique s’est construit à partir d’un court-métrage de Gianfranco Mingozzi, La Taranta, tourné en 1961 dans le Salento, se référant lui-même aux travaux de l’ethnologue Ernesto De Martino, consacré à l’étude d’une danse très ancienne du sud de l’Italie, la tarentelle. Il a pour motif la tarentule et les rituels qui se déroulent, à la suite de sa morsure. Suzanne Doppelt rend hommage, dans cette enquête chantée et dansée, à la figure de l’araignée et à la dimension esthétique manifeste de cet espèce de théâtre de la cruauté et du malheur, cérémonie cathartique, rituel ancestral, dans lequel on joue l’empoisonnement.
Meta donna, Suzanne Doppelt, P.O.L, 2020.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« Le soleil est large comme un pied d’homme et plat comme une feuille de chou, il faut le regarder lui ou bien la poussière vieilles étoiles dégradées, blanche celle du sol noire celle des maisons des boîtes à ancêtres, il suffit qu’une superstition les tue, et les arbres au mastic les statues des piles devenues confuses tombées du ciel ou trouvées dans un buisson, on n’a que le silence qui irrite le diable et les formes muettes, on ne voit que l’ombre, le temps cherche des proies pour s’incarner
Tout droit sorti de la nuit, entre elle et le jour un seul fil tendu fait venir l’araignée ou alors l’acrobate qui remue à quelques pieds du sol, c’est une marche silencieuse il ne parle à personne sauf certains noctambules il susurre, ni endormi ni vraiment réveillé il va comme un piéton sans but il cherche les moments d’inertie. Pour mieux repartir sur ce fil horizontal pas un zigzag encore moi. un réseau, une ligne amine qui vibre un peu mais plus sûre que le sol, un chemin de ronde le monde par-dessous ordonné selon sa mesure, il danse imite la rotation de la terre, c’est un strict solo aimanté, une ghost dance qui garde enfoui le secret de son geste muet. Et aveugle car il voit sans les yeux tournés au-dedans, entend grâce aux mains et aux pieds, pied avec pied s’en est venu, pied avec pied s’en va, les premiers maîtres de philosophie et d’équilibre, le funambule avale son socle avant d’en produire une autre pelote très étirée
le fait pendait là, le pendu pendait comme un fruit sur l’arbre, un corps noir jaune ou vert qui se balance doucement dans l’air d’une manière parfois autrement, les arbres du Sud portent un fruit étrange, une drôle de scène pastorale sur l’arbre ou au bout d’un fil un seul fait sortir l’araignée, de même sur une ligne électrique elle va pendue haut et court mais bel et bien survoltée. Les yeux révulsés la bouche cousue il faut voir la scène au mieux, dehors accrochée à un olivier dedans sous un pauvre plafond, un beau théâtre surnaturel juste avant qu’elle ne tombe du côté où elle penche, un short drop un double looping ou non, épuisée par sa course folle le long d’un fil élastique ou d’un mur incurvé. Un acrobate tout droit sorti de la nuit, sa silhouette si délicate en expansion pouvant se confondre avec un fruit ou même une araignée, elle ne figure pas vraiment pourtant elle est là entière, bras plus jambes confondus le long d’un mur qui montre la plaine et les arbres la mer extérieure
on ne voit rien que l’ombre un petit mirage perdu dans les champs, à peu de chose près on n’a que le silence celui de la nature est grand, celui des cloîtres est trompeur et le jeu sourd des automates une belle performance acoustique la bouche cousue et sans expression, quatre minutes et trente-trois secondes mais reste le son aigu du système nerveux et l’écho sans timbre une note qui résonne de loin en loin, parler ne lui dit rien à ce modeste animal, sa mesure silencieuse cet ennui qui a cassé sa voix
l’eau dans l’eau agit comme l’air dans l’air il lui arrive de frémir, la table oscille sur chaque pied avant de se soulever entière, c’est la manie tourbillonnante de certains insectes, une sorte de planeur qui copie l’oiseau — d’autres remuent en rythme au bout d’un fil — il a servi de modèle aux jeux d’enfants ou bien c’est la rotation de la Terre, tout bouge et se balance toujours un peu. Un genre unique de mouvement consécutif à la secousse et au retour des saisons, trop augmenté il défie la gravité fait les orages retourne les images et tu te vois alors pendu en l’air la tête en bas et les pieds au plafond, un plafond riche plein d’archipels et de péninsules, jamais au même endroit jamais ailleurs. Une balançoire automate, une machine très sommaire, à deux ailes le modèle chauve-souris ou un planeur en feuilles mortes mais de grande précision qui traverse l’air à la vitesse de l’éclair pour faire migrer les sens tourner les esprits, une affaire comique de vertige et d’égarement
elle a établi sa base, un petit chemin souterrain et vertical qui ne va nulle part, à la fois il y fait chaud et froid c’est sa chambre noire sans aucune image intérieure, un simple trou dans la terre ferme le contraire d’un réseau, une réussite il suffit d’un seul pour faire une passoire ou un bon poste d’observation, d’ailleurs devant elle est postée. Soit sur un fil à haute tension au coin d’une fenêtre, un angle mort où elle fait la morte un artifice nécessaire à sa survie, l’araignée loup qui attaque pied avec pied s’en est venue pied avec pied s’en va, là se logent les esprits fatigués, au pré ou au champ son terrier a commencé le contraire d’une toile mais un bricolage digne de l’ouvrage, dont une entrée celle devant laquelle on se tient. Avant de partir vide et suspendu comme une bulle de savon, de la poussière cosmique déplacée par de l’air comprimé, voler parmi d’autres débris glisser serpenter danser puis retomber sur la terre ferme aussi plate qu’une punaise
les taches sont parfois des cailloux et les rayures des brindilles, un champignon devient une souris la grenouille une feuille morte, du reste combien de feuilles n’en sont pas — le criquet-feuille, la mante-feuille, le poisson-feuille, triple-un, est animal, végétal, minéral et sidérale la matière passe d’une forme à l’autre, c’est un beau camouflage saisonnier. Plus un beau mélange des genres quand l’homme s’associe à une araignée ou autre sa doublure d’invisible, pour faire un peu comme elle, même rythme même gymnastique, des torsions et des états, en zigzag plusieurs fois imitant aussi les fourmis, tout bouge impersonnel, l’œil tourne et la matière repasse d’une forme à la suivante. Mais adhère bien à son hôte, c’est un faux camouflage digne d’un mage éclairé et une activité sans relâche celle où il s’agit au cours d’un service très spécial de sortir par un pouce du pied par un doigt de la main ou alors par le fin bout du pan de ta chemise les pensées et les actes inaboutis »
Meta donna, Suzanne Doppelt, P.O.L, 2020.
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