Daniel Bourrion a traversé les États-Unis avec deux amis durant l’été 2013, un site réalisé en temps réel rend compte de cette expérience : « On the Route ». Il l’évoque d’ailleurs non sans humour, dans son récit édité chez Publie.net, qui n’a rien d’un carnet de voyage, qui nous raconte plutôt l’histoire de jeunes gens qui ne sont jamais sortis de chez eux, n’ont jamais voyagé, qui s’ennuient dans leur petite ville sans intérêt, Sardinia, État de New York, États-Unis, « autant dire le trou du cul du monde, autant dire l’enfer où l’on était coincé pour toute l’éternité qu’on se disait sauf à trouver le moyen de partir d’ici. » Ils cherchent à fuir le morne quotidien de ce village sans grand intérêt pour découvrir leur pays en le traversant de part en part, de Chicago jusqu’aux rives du Mississippi.
Comme Michel Butor lorsqu’il écrit Mobile, suite à un séjour de plusieurs mois aux États-Unis, jugeant inappropriée la forme conventionnelle du récit de voyage Daniel Bourrion aborde ce périple sous la forme d’une fiction mouvementée dont la prose spontanée, sans ponctuation, l’histoire d’un voyage initiatique, et la forme du texte écrit dans une continuité, convoque bien évidemment Sur la route, le roman de Jack Kerouac, et son rouleau original, dont le numérique aujourd’hui, qui permet de faire défiler une page vers le bas de l’écran, restitue le déroulé. Un road-movie qui se lit sans s’interrompre. D’une traite.
« ...laissant venir à nous cette espèce de fantasme qu’on portait tous depuis toujours d’une ville plus haute grande belle que tout ce qu’on avait connu jusque-là qui vrai n’avait pas été grand-chose mais disparaissait d’un coup dans le gouffre trou noir brillant de la ville nous regardant droit dans les yeux ne cillant pas une seconde avalant apparemment toutes les voitures autour de nous maintenant sur la highway de plus en plus large elles nombreuses fonçant toutes dans la même direction la nôtre exactement vers ce mirage dont le plus excitant était qu’il était vrai entièrement totalement vrai à n’y pas croire et le bitume nous emmenant au droit vers cette chose bouche ville grande ouverte pour nous avaler nous avalant gobant d’un coup sans que rien vraiment ne marque finalement la limite entre l’avant le maintenant la terre la ville la skyline disparaissant d’un coup au moment précis où passant sous un pont ou un autre quelque part dans l’un des entrelacs rubans de route faisant sur l’écran du GPS embarqué des nœuds illisibles incompréhensibles on se disait qu’on y était disparaissant comme si elle avait été juste une illusion l’image de fin d’un film de science-fiction effacée d’un rideau nous alors errant d’avenues en avenues larges comme des tranches de pain et vides presque toutes pourtant c’était ce moment des robots humains fondant dans leurs bureaux coulant des bouches du métro de leurs autos par centaines de milliers... »
L’absence de ponctuation est un choix délibéré de l’auteur, rien à voir avec un exercice de style, Daniel Bourrion n’est pas le premier à s’y confronter d’ailleurs, avant lui on se souvient des pages denses de L’Art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation, de Georges Perec, récit empreint d’oralité, flux de conscience et labyrinthe mental, d’Éden, Éden, Éden, de Pierre Guyotat inventant un langage futur où « le sens a un son » où jaillissaient les néologismes, les mots-valises, les échos de langues multiples, où la ponctuation elle-même était un personnage, ou bien encore l’exemple de certains textes de Claude Simon parmi lesquels L’Herbe dont plusieurs pages tenaient en une seule phrase.
La lecture sans ponctuation déstabilise parfois le lecteur qui avance dans le récit en tâtonnant, hésitant, sans savoir où finit la phrase qu’il vient de commencer et où débute la suivante, on avance ainsi comme sur une route dont on devine l’itinéraire en cours de chemin, où le parcours se dessine au fil du temps et de l’avancement.
« ...et la musique sortant des murs des plafonds des oreilles à force de l’entendre dans sa boucle chaque jour de l’été immobile lourd lent n’en finissant jamais ou seulement dans un automne pareil mais chaud en moins à peine... »
Texte sous forme de partition qui invente sa propre musique, utilise le son des mots, l’imbrication des phrases, leurs entrechoquements et leurs dialogues, leurs fulgurances, comme s’il s’agissait d’une composition musicale au rythme d’une chevauchée fantastique à travers l’espace des États-Unis, leurs villes, leurs routes. Il devient vite évident que le véritable personnage du livre est le langage lui-même comme ce pays qu’on traverse et dont on retient quelques images par bribes, des fragments de son paysage intérieur.
« ...la ville semblait loin ailleurs oubliée mangée par la végétation autour de nous grimpant comme une couverture fraîche il fallait se forcer pour sortir marcher dans le potage d’air surchauffé nous coulant dessus faisant de nous des rivières de sueur nous laissant trempés au bout de quelques mètres noyés ou presque comme si quelqu’un nous avait repêché d’une gaffe distraite morts flottants sur le fleuve gonflés comme des outres tirés sur le bord laissés là pourrissants suintants de partout des sucs qu’on ne s’imaginait pas transporter séchant sur nous encroûtant nos peaux d’un sel le nôtre nous voilà donc marais salants tout ce qu’on buvait et c’était litres afin de ne pas devenir secs morceaux de bois dur os peaux tendues dessus tambour prenant ce goût léger une saumure dans les rues on errait n’ayant pour certaines en fonction des quartiers bien découpés repérés une cartographie de règle métallique pas de trottoirs presque pas de chaussée rien que presque plus que des sortes de chemins goudronnés vaguement alignées les maisons en bois de guingois presque des gens autour nous regardant glisser comme des ombres on était nez en pleine figure à errer là dans des empilements de choses oubliées des marées la vie les déménagements le fleuve l’océan peut-être passés tantôt levés de leur lit dessus la terre si basse ici que ça n’aurait pas été grand chose pour l’eau de venir se vautrer de toutes parts de tout manger avaler digérer... »
Ruban de prose éruptive, compacte, blocs de mots qui déboulent sur l’écran comme le paysage derrière la vitre du véhicule qui file à vive allure à travers les paysages des États-Unis, fuite en avant de ces personnages qui prennent la route comme leur liberté, pressés d’échapper au trou perdu qui les a vu naître, son absence de perspective. Cavale que ces mots énoncés sans respiration, d’un souffle mais sans asphyxie, qui appelle la voix pour trouver sa voie, jamais à bout de souffle, nous font sentir de l’intérieur. La route est un ruban. Les paysages défilent. « ...rouler dedans à l’infini jusqu’à ce que d’un coup encore à nouveau plus rien des arbres des arbres des arbres et la trouée devant dans le ciel bleu d’où on allait tout droit au Sud... » Et nous sommes avec eux dans la voiture, partons à l’aventure.
Daniel Bourrion refuse que la lecture ne soit qu’un divertissement, il demande au lecteur une concentration maximale, équivalente à celle de la conduite d’une voiture, celle qu’exige cette échappée belle pour ses personnages, qui impose le qui-vive et le sauve qui-peut, en danger permanent, à l’affût de ce qui pourrait leur arriver à chaque virage, à chaque étape, en même temps que fascinés par les paysages qu’ils traversent et qui les transforment peu à peu, à vitesse grand V.