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Colloque international à l’Université du Québec à Montréal

Je suis très heureux d’avoir été invité à Montréal les 25 et 26 mai 2017 dans le cadre du Colloque Littérature et dispositifs médiatiques : pratiques d’écriture et de lecture en contexte numérique, de l’Université du Québec et tout particulièrement la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures que je remercie chaleureusement. Le premier texte que j’ai publié Le spectre des armatures, a été édité par Le Quartanier il y a tout juste dix ans. Venir présenter le projet des Lignes de désir dans cette ville est donc une étape importante et un moment très particulier pour moi.



Dans cette présentation je voudrais vous parler de la
narration combinatoire

. La narration combinatoire c’est une notion que j’ai découvert par le biais d’Ulrich Fischer, cinéaste Suisse, que j’ai rencontré en 2015. Il lance le projet Walking the Edit en janvier 2008. Depuis 2011 il pérennise tout le travail logiciel et conceptuel mis en place dans le cadre de ce dispositif. Ulrich m’accompagne dans l’élaboration de mon projet des Lignes de désir, un dispositif interactif qui cherche à mettre le texte en mouvement.

À partir des exemples des travaux et projets d’Ulrich Fischer et celui des Lignes de désir je souhaite montrer comment la littérature peut chercher à sortir des limites du livre pour inventer de nouvelles formes et produire des textes qui entrent enfin en résonance avec le monde dans lequel nous vivons.

Nous vivons en effet dans un espace hybride où les frontières entre réel et numérique sont devenues poreuses. Au regard de la digitalisation de nos vies, de la prolifération des « mondes parallèles » (réalité augmentée, réseaux sociaux…), de nos mobilités nouvelles (voir comment le smartphone influence et bouleverse nos comportements), dans un monde où les strates spatio-temporelles s’entremêlent, modifient nos perceptions et configurent notre sens du réel. Les œuvres d’art et de littérature numériques peuvent nous permettre de mieux le comprendre et l’appréhender, voire le dépasser, en tout cas ne pas nous laisser à sa merci et sans contrôle. Le numérique transforme sensiblement nos manières d’écrire, de lire, et change notre rapport au monde. Il bouleverse également les rôles de créateur, d’auteur, de lecteur, d’acteur, de spectateur qui se brouillent et sont parfois remis en question.

On a beaucoup parlé d’écriture numérique, mais la plupart des textes écrits et diffusés aujourd’hui au format numérique, suivent le modèle classique, ancien, du livre imprimé. Avec un début, un milieu, et une fin. 
Aristote dans sa « Poétique » décrivait l’intrigue comme « ce qui a un début, un milieu et une fin » en précisant : « Les histoires bien agencées ne doivent ni commencer au hasard ni finir au hasard ». Le tout dans un objet clos. Bien sûr rien n’empêche le lecteur de sauter des pages, de lire à l’envers, mais l’auteur a figé une fois pour toutes le sens de lecture. 
Il existe des formes plus élastiques, comme celle qu’on peut trouver dans certains webdocs, avec des décrochements et des déviations occasionnels sur un chemin unique. La structure en arborescence, proche de celle des premiers CD-Roms est celle que nous connaissons sur les sites web statiques. 
C’est ce qu’on appelle la narration connectée. Elle est prédéfinie, pré-éditorialisée, maîtrisée mais fermée et peu évolutive. C’est la façon la plus classique de raconter une histoire.

La narration combinatoire est générée à partir d’un flux de données. Elle est radicalement différente de la narration connectée où chaque élément de contenu est défini par avance, ne permettant pas d’autres combinaisons que celles prévues par l’auteur. Elle est vivante, ouverte et évolutive. Il s’agit d’un parcours à travers un ensemble structuré de contenus qui se combinent dynamiquement les uns aux autres pour générer un récit inédit.
La narration combinatoire produit autant d’histoires qu’il y a de parcours, ce qui permet de faire raconter des choses différentes à un même contenu. Le lecteur y prend une place plus active, devenant co-auteur. La narration combinatoire permet la contextualisation des contenus en fonction des usages, les contenus s’adaptant à l’utilisateur et non le contraire.

Pour aller plus loin dans l’approche de cette notion de narration combinatoire, voyons l’exemple de Walking the edit d’Ulrich Fischer : Notre perception est augmentée et notre imaginaire stimulé (par ce qu’on entend et qu’on imagine chemin faisant). Notre déambulation enregistrée compose un film (de manière interactive, intuitive et ludique). 


Deuxième projet d’Ulrich Fischer qui prolonge le premier : il est double, il s’agit d’une plateforme d’éditorialisation vidéo : Kura et une plateforme de diffusion vidéo Comet.

« En cliquant sur les mots clefs, nous dit Ulrich Fischer sur son site, il est possible de filtrer, mixer sa propre liste de lecture. En ligne de mire, il y a donc la possibilité de générer un film personnalisé juste en jouant… avec des mots ».

Kura n’est pas une application de montage vidéo classique : cet outil simple d’usage permet de créer en quelques clics, de manière collaborative et efficace, des expériences vidéo interactives et personnalisées.

Comet est une plateforme de publication de vidéo qui permet de créer une playlist qui devient une vidéo.



À l’époque des premiers livres numériques, notamment autour de l’expérience menée initialement par François Bon avec Publie.net, en 2008, je me suis interrogé sur la spécificité du « livre numérique » dont on parlait beaucoup. J’ai créé un diaporama intitulé non sans une pointe de provocation La forme d’un livre change plus vite, hélas ! Que le cœur d’un mortel en clin d’œil à Baudelaire, Gracq et Roubaud. Ce n’est pas tant la forme du livre qui change en fait, mais sa définition, qui à l’heure actuelle n’est toujours pas arrêtée. Mais pour ma part ce travail initial a été l’occasion d’une réflexion sur ce qui pour moi était important dans le « livre numérique » qui n’a pas grand chose à voir avec ce qui se vend aujourd’hui sous ce nom.

L’un des points de cette réflexion est que le livre numérique est hybride. À l’origine du projet des Lignes de désir, la gageure était de raconter une histoire et de déterminer comment elle évolue en fonction des supports de diffusion. En effet, il s’agissait au départ d’un projet d’édition protéiforme qui interrogeait ce qu’on pouvait faire avec le livre numérique, qu’on ne pouvait pas faire avec l’imprimé, l’aborder dans ses spécificités techniques et voir le nouveau paradigme de lecture auquel il nous confrontait plutôt que reproduire le livre imprimé.

Comment raconter une histoire écrite sous forme de blocs distincts, fragments de textes indépendants qui puissent se lire de manière non-linéaire ? Comment faire partager au plus grand nombre cette expérience intime qu’on a tous vécue en tant que lecteur où chacune de nos lectures d’un texte nous en fait devenir l’auteur ? Les lignes de désir est un dispositif interactif sous la forme d’une application qui permettra aux utilisateurs une écoute mobile de l’histoire d’un homme qui traverse Paris à la recherche de la femme qu’il aime et qui a mystérieusement disparu, dans les lieux qu’ils fréquentaient, à travers une déambulation libre dans l’espace du récit (l’île Saint-Louis), et de proposer ainsi aux lecteurs d’écrire le texte en marchant.

À l’issue de sa balade chaque participant pourra éditer de manière ludique et originale, en fonction de son itinéraire et de ses mouvements (rythme des pas, sens de circulation, durée du parcours effectué), un récit poétique inédit sous la forme d’un livre audio ou celle d’un livre numérique. Le dispositif proposera également une version en dehors du site, selon un mode visuel (en fonction de photographies qu’on sélectionne cela détermine un parcours et une playlist de récits qu’on écoute.

Un livre devient un autre livre à chaque fois que nous le lisons. Une ville c’est pareille invention, chaque parcours la transforme. Marcher dans les rues comme entre les pages d’un livre, en garder une trace et voir, au fil du temps, se dessiner un chemin qui n’existait pas au moment de notre trajet.

Un texte éclaté façon puzzle : Le texte est une mosaïque qui procède par fragments, accumulation, juxtaposition et sédimentation, permettant au lecteur un accès direct au processus d’écriture. Les textes sont liés les uns aux autres mais pas de façon chronologique. La temporalité de la narration ne correspond pas à celle des événements racontés.

Récit polyphonique dont la publication ne retiendra qu’une sélection aléatoire dans l’ensemble des fragments écrits, éditée sous différentes formes. 

Le récit a été écrit dès le départ par blocs, fragments indépendants, tout en suivant à certains moments des séries thématiques (sur la marche, la photographie, la mémoire, le temps, la disparition, les visages, Paris et ses quartiers…), en cherchant toujours à garder un équilibre à l’ensemble.

Le texte comme base de données :

Pour ce projet nous avons créé une base de données des fragments du texte et de leur version sonore, avec le logiciel Airtable, ce qui nous a permis d’indexer les contenus, d’ajouter des métadonnées (descripteurs, mots clés, thèmes, et conditions de connexion et de variables). 
Le type d’usage et les comportements des utilisateurs influençant les connexions, il est indispensable de les imaginer en amont, en documentant le texte pour l’enrichir de ces variables qui lui assurent sa dimension combinatoire. Et c’est ce qui devient réellement fascinant dans ce travail d’écriture à proprement parler "numérique", c’est qu’il se déroule en deux temps. On écrit un texte classique comme on le fait traditionnellement en écrivant sur le web par exemple, mais on ajoute à ce texte les métadonnées (c’est à dire un autre texte). Et l’un enrichit l’autre mais la réciproque est également vraie.

La continuité thématique :

Le récit est conçu pour fonctionner avec ses blocs autonomes, écrits en fonction de thèmes, de styles de textes de genres variés écrits au fil du temps, afin de rendre sensible un mode éclaté de lecture, de permettre une vision en forme de kaléidoscope afin que les textes ne donnent pas l’impression d’avoir été découpés à partir d’une trame classique de livres, mais directement avec cette approche fragmentaire.

Scénario d’usage et métadonnées :

La scénarisation de l’expérience des utilisateurs est une étape importante du travail. Il s’agit d’aller vers une description fine des scénarios d’usages du dispositif tels qu’ils pourront être vécus individuellement ou collectivement, en prenant en compte leur enrichissement par les contextes, les histoires et les outils. Ce que l’on retrouve également dans les jeux vidéos où le design utilisateur est indispensable pour l’ergonomie du jeu et sa "jouabilité".

En fonction de l’attitude des utilisateurs le récit proposé évolue.

Ce récit n’est pas enfermé du coup dans une seule lecture, réduit à une unique version, il s’ouvre, avec les moyens à notre disposition, vers autant d’histoires possibles.

Écrire le texte en marche :

Le lecteur est l’auteur du texte qu’il écoute en marchant. C’est son parcours dans l’espace de l’île Saint-Louis qui façonne le texte final, dans un temps donné et un espace clos arpenté librement (les rues, les quais, les jardins, les monuments de l’île), de manière autonome, par l’assemblage des éléments révélés par le corps du lecteur à l’écoute, à l’affût, son cheminement à travers l’espace. Le lecteur se promène en effet à travers le texte qu’il invente au gré de ses mouvements, au fil de son parcours, le temps qu’il y passe, l’itinéraire qu’il emprunte, ses hésitations et ses accélérations, ses allers-retours et ses volte-face, la vitesse à laquelle il envisage son parcours, le temps dont il dispose, et c’est de cette manière versatile qu’il édite son texte à l’issue de l’expérience.

Trace, écart et carte :

Notre parcours laisse des traces et crée des formes. Le chemin effectué est une lecture autant qu’une écriture. C’est dans cet écart que naît le récit. C’est l’expérience en œuvre tandis que la destination est l’œuvre elle-même, en mouvement. Penser l’espace c’est disposer un récit sur une carte et un territoire défini.

Je pense que des projets de narration combinatoire comme Les lignes de désir peuvent permettre de faire bouger les lignes de notre perception du monde, son écriture et sa lecture. Peut-être pas changer le monde, mais nous indiquer la voie pour passer d’un monde à l’autre, voyager dans les interstices du réel comme nos avatars qui font partie de notre identité (notre identité numérique) sans l’englober totalement, un reflet de nos visages, de notre identité débridée, versatile, dans un réel hybride.

« Certains lieux sont particulièrement actifs, écrivait Michel Butor, révélant des parties de nous-mêmes que nous ignorions ; c’est ce que j’appelle leur « génie », m’appuyant sur la tradition latine. Souvent c’est parce qu’ils sont façonnés par l’homme, qu’ils sont la matérialisation d’une culture ou d’une époque. Parfois un grand artiste, un architecte par exemple, les a façonnés ; mais la plupart du temps ils se sont mis à plusieurs et les époques se superposent. Parfois ce sont des écrivains qui ont décrit telle ville, et dont nous avons l’impression de retrouver le texte à tous les coins de rues. »


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