Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
Toutes les stratégies sont bonnes pour voir la ville autrement, y compris l’utilisation d’un guide qui propose des promenades insolites dans différents quartiers de Paris. S’imposer cette contrainte qui consiste à suivre impérativement le chemin proposé par le guide, sans jamais s’en éloigner, permet de découvrir la ville sous un angle inédit, tout en croisant certains endroits dans lesquels on est déjà venu, parfois plusieurs fois, mais sans les emprunter à nouveau, en les franchissant seulement selon une persective inversée, détournée, qui en transforme radicalement notre perception. L’attention portée à l’environnement. Une série d’immeubles dans le profilement duquel surgit la pointe d’une église qui disparaît à mesure que l’on s’en approche, une rue qu’on remonte au lieu de la descendre, des quartiers limitrophes qu’on traverse en chantonnant intérieurement la chanson d’Alain Bashung, écrite par Jean Fauque, en délaissant les grands axes, prendre la contre-allée, ne pas hésiter à faire des détours là où d’habitude on a tendance à prendre le chemin le plus court, le moins fatigant, sortir des sentiers battus en respectant curieusement la voie indiquée, la voie tracée, pour en sortir changé, transformé.
Il y a d’abord cet ancien parking, protégé par des grilles depuis plusieurs mois, dans l’attente d’un chantier qui tarde à débuter, isolant cet espace entre la Maison de Radio France et la Seine, et de l’autre côté de la Seine, l’île aux Cygnes, encerclée par les deux bras du fleuve. Ces lieux sont des îles. Parfois inacessibles, on ne peut en faire que le tour, filmer à travers les grillages, à dustance, s’imaginer pouvoir marcher librement au milieu de cet espace vide, à l’abandon, ces zones laissées en blanc, vierges de toute indication, décrites par Philippe Vasset, qui émaillent les cartes. Parfois entourée d’eau, longiligne, on ne peut que les parcourir, allant et venant, avec l’impression que ce que l’on voit, ce à quoi l’on pense d’un côté, s’efface en se surrimprimant de l’autre côté et que seul demeure dans ce trajet aller-retour le palimpseste de nos pensées et sensations. La proximité avec la Maison de Radio France fait remonter tous les souvenirs liés à ces îles que sont les bulles radiophoniques (au moment de l’enregistrement et au moment de l’écoute). Ma participation au Studio 168 de France Culture. L’enregistrement dans ce même Studio 168, dans la nuit, avec Xavier de la Porte et Aude Lavigne qui animaient conjointement l’émission où j’évoquais mon parcours. Pour l’émission de Thomas Baumgartner Les Passagers de la Nuit une scène de mon texte La nuit litanie enregistrée au studio 117 avec Christelle Tual et Laurent Poitrenaux, et l’année suivante dans la même émission une scène des Lignes de désir jouée par les comédiens Rebecca Stella et Olivier Claverie, dans une émission réalisée par Anne-Pascale Desvignes.
Huit ans que je n‘étais pas revenu à Melun où j’ai travaillé pendant vingt ans. Je ne parvenais pas à trouver le moment idéal. Ces lieux que j’avais traversés longtemps sans leur accorder l’intérêt qu’ils méritaient, à force de dédain et d’indifférencee, d’inattention, renforcés par l’éloignement et la durée, se sont chargés progressivement d’une incroyable nostalgie. En marchant dans les ruelles ensoleillées de l’Île Saint-Étienne, l’endroit animé paraissait métamorphosé. J’étais ému de m’y retrouver. Je me suis souvenu de ces instants où je partais chaque jour en quête d’une image, le midi souvent, peu importait la météo, hiver comme été, ce temps que je volais le midi, mangeant sur le pouce, souvent mal d’ailleurs, en marchant jusqu’à réussir à saisir enfin une image pour mon projet photographique Planche contact. Tout revenait en une seule et même image dont je percevais soudain la profondeur, changeant enfin le regard que j’avais sur cet endroit.
C’est lié au travail. En marge de l’espace de travail. À cette ville, Melun, dans laquelle j’ai travaillé pendant vingt ans mais que je ne connais finalement qu’assez mal, effectuant quotidiennement pendant toutes ces années le même trajet, depuis la gare jusqu’à la médiathèque de l’Astrolabe, sur l’île Sainte-Étienne. Je suis revenu plusieurs fois sur la pointe de l’île. C’est un lieu isolé, à l’abri de regards, les étudiants de l’Université attenante ne poussent jamais aussi loin en période scolaire, préférant venir travailler à l’Astrolabe. La pénétrante, une voie de contournement du centre-ville qui surplombe à cet endroit l’île Saint-Étienne, pont en béton qui coupe la pointe de l’île par son impressionnante stature grise et forme avec sa circulation constante, une barrière de bruit qui rebute le badaud et le dissuade de pousser plus loin sa flânerie sur les quais pourtant refaits à neuf lors de la construction de la médiathèque en 1994. C’est ce qui rend ce lieu si beau, si agréable à vivre, au charme si particulier. En repli du monde, avec pourtant une si belle vue ouverte sur la Seine. Les Cygnes ont bien repéré le calme des lieux qui viennent s’y reproduire. En période de mue, ils perdent une grande partie de leur plumes qui se déposent, tel un tapis de neige, au sol, transformant le paysage printanier en domaine hivernal.
Trois créateurs ont accepté mon invitation à animer un atelier d’écriture et vidéo dans l’une des trois bibliothèques du 10ème arrondissement. Atelier d’écriture dans la ville par Milène Tournier à la bibliothèque Claire Bretecher. Atelier journal vidéo par Patrick Muller à la médiathèque Françoise Sagan. Atelier vidéo-poème par Marine Riguet à la bibliothèque François Villon où je travaille. L’après-midi, l’ensemble des participants aux ateliers ont monté leurs films diffusés le soir même. Une vingtaine de vidéos aux formes variées d’une grande sensibilité, traversée créative de la ville, de vives voix et vidéos.