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Au lieu de se souvenir (Semaine 27 à 31)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


En cherchant des images sur mon disque dur pour mon projet Contacts successifs dans lequel je fais dialoguer deux images qui portent le même nom (en fait le même identifiant avec un nombre à la clé), j’ai retrouvé une photographie de mon quartier il y une dizaine d’année. Sur une placette qui n’existe plus dans cette configuration aujourd’hui, après modification des abords du canal au niveau du quai de Valmy, il y avait trois cabines téléphoniques dont je n’avais aucun souvenir. Il n’existe plus qu’une cabine téléphonique encore en fonctionnement en France aujourd’hui, dans un petit village d’Alsace. Enregistrer au fil du temps les lentes transformations de la ville sans percevoir ce qui change réellement. À l’heure où la ville doit, plus que jamais, se reconstruire sur elle-même. Ce n’est qu’avec le temps qu’on peut enfin percevoir ce qui a changé en elle. Dans ce décalage, je retrouve ce qu’a tenté de mettre en place Georges Perec dans Lieux . Comment le temps transforme l’espace ? Je pense à cela en filmant ces danseurs qui se trémoussent sur la place du Colonel Fabien qui vient tout juste d’être ouverte après de long mois de travaux de canalisation, et avant qu’elle se transforme considérablement pour accueillir prochainement une forêt urbaine.

Construire une ville dans la ville. Une ville qui ouvre de nouvelles perspectives en recouvrant ses anciens plans, en modifiant sa circulation, en interdisant certains de ses accès. Une ville dont les habitants, les visiteurs, sont tenus à l’écart, en dehors du centre où tout se passe, en marge, pour libérer de l’espace, pour créer une scène à ciel ouvert. Une ville qui devient le décor du spectacle d’elle-même. Pour y pénétrer, y circuler, y trouver sa place, il faut désormais décliner son identité, demander l’autorisation d’entrer, tout le monde n’y a pas accès, trié sur le volet. On doit suivre un dédale à travers la ville qui en redessine son tracé, son architecture. De grandes grilles ont été dressées sur les trottoirs pour empêcher d’accéder à la route. La taille du trottoir s’est considérablement réduite pour se transformer en un couloir étroit qui empêche l’accès à la route. Il est difficile de se déplacer en nombre dans ce couloir. Tout le monde passe par ces endroits et se retrouve coincé dans ce goulot d’étranglement. Des voies sont réservées à certains véhicules par simple marquage au sol.

D’immenses gradins ont été installés le long des quais, des rues, des boulevards en face des bâtiments les plus anciens, les plus prestigieux. Tout est fait pour mettre en valeur l’endroit et ses points de vue. Rien de tel que la télévision pour découvrir la ville sous tous ses aspects, prendre de la hauteur, voir la ville avec un autre regard. Quand la ville n’invente plus rien, elle nous impose la mise en scène de son spectacle, tournée sur elle-même, décor et sujet, histoire et patrimoine. Du pain et des jeux. De la lumière et ses sons. Bien sûr le spectacle sera réussi. Les feux d’artifice impressionnent toujours. Les sons et lumières, ça fait de beaux souvenirs. On dira que la population se prête aux jeux. La ville est devenu le décor d’un théâtre dont les habitants ont été chassé de la scène, transformés en foule docile de spectateurs.

Caroline et moi apprenons par un message de Fanny de la Marelle à Marseille que nous serons accueillis pendant un mois à la Villa Deroze en aout l’été prochain à la Ciotat pour notre projet Méditerranéen : Autour. C’est une grande joie ce travail à venir. Ensemble.

Prendre du recul sans chercher à creuser l’écart, avec cependant le risque de s’éloigner des autres. Sans le faire contre eux, ce ne sont pas eux avec lesquels on prend distance. Pas tant pour se différencier que pour se retrouver. Se recentrer sur soi. Dans le chaos du monde, le flux des informations qui nous submergent. Le risque de se retrouver seul est inévitable. Accepter cela en connaissance de cause. Pour ne pas se perdre. Pour revenir plus serein.
Dans notre entourage, il y a ceux qui s’inquiètent de ne plus avoir de nouvelles et ceux qui nous en veulent de notre silence, ils ont l’impression qu’on les abandonne et vivent cela comme une trahison. Il n’en est rien plus bien entendu. Il y a ceux enfin qui comprennent à demi-mots ce qu’on traverse, qui le devinent pour l’avoir sans doute éprouvés de leur côté, ils nous soutiennent d’un mot d’encouragement, d’un signe discret, d’un regard complice, d’un geste de la main. Nos proches nous accompagnent, nous aiment comme nous sommes, c’est dans cet amour que tout se construit et qu’on peut avancer.


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