Elle est sortie fumer une cigarette dans la rue, dans les bureaux, c’est interdit désormais, il faut sortir, prendre un moment dans sa journée pour descendre les escaliers, affronter le froid comme en cette journée de printemps un peu fraîche. Elle attend peut-être quelqu’un, sans paraître impatiente, pressée de le voir. Elle fume. Les passants défilent dans son dos, ne semblent ne pas l’apercevoir, indifférents. Elle leur tourne le dos à vrai dire. Elle vient de capter mon regard et surtout de comprendre mon manège. Elle essaye de saisir ce que je suis en train de faire, dans la rue avec mon appareil photo. Ce que je fixe. Ce que j’observe. Elle me regarde, immobile, me fixe. Elle me sourit à peine. Je n’ose pas lui répondre, gêné. Je ne crois pas la connaître. Sa cigarette en l’air, fumée invisible, la main en suspens, dans l’attente. Elle fronce les sourcils en me regardant intriguée, m’observe avec attention, me rend la pareille. Elle me toise, me fait face. Je lui rends l’appareil.
C’est une histoire de rencontre ratée, de rendez-vous manqué. Dans ce café, il y a cet homme qui est seul à sa table, dehors, il fait bon, il s’est assis à l’extérieur, c’est pourquoi il s’est installé là, juste devant la fenêtre ouverte. Il a fini son verre depuis longtemps, bras croisé, sa main gauche remontée vers son visage, il tient son menton dans le creux de son pouce. Derrière la fenêtre un couple termine son repas, c’est l’heure du café. La femme regarde au loin, les yeux dans le vague, rêveurs, tandis que son compagnon profite de ce répit pour se pencher subrepticement sur son téléphone, en profiter pour consulter à la hâte ses derniers messages. Il vient de vérifier la position de la jeune femme à ses côtés, qui ne le voit pas faire, distraite, ailleurs, et il en profite pour écrire rapidement un message à celle qui l’attend, avec laquelle il a une aventure. Il aime prononcer ce mot, le répète à loisir comme s’il lui procurait à lui seul, l’excitation des transports amoureux.
Un accident de lumière. Quand on se promène dans la rue, ce qui attire notre regard est très varié, c’est parfois un regard, un sourire, une attitude qui nous paraît étrange, une démarche qui nous rappelle une autre personne, un souvenir qui remonte à la surface, qui nous transporte ailleurs, très loin de là, à une autre époque de notre vie. Nous marchons d’un pas soutenu, au moment de changer de route, une perspective inédite se développe, nous surprend, nous cueille, un immeuble dont les vitres reflètent la lumière du soleil en nous éblouissant, une silhouette en train de fumer sur le trottoir qui se détache à peine, en clair-obscur, d’un pan de mur lumineux, on avance encore, un peu, un groupe de jeunes femmes attend pour traverser la rue, au passage-piéton, l’une d’elles s’est approchée de son amie, elle pose délicatement sa main au bas de son dos, au creux de ses reins, dans les plis verts de sa tunique légère. Et je me souviens brutalement du sens de l’expression mettre à l’index.
Les murs s’effritent avec le temps, et ce qui a été écrit dessus, lointaine revendication, s’efface parfois ou perd son sens plus vite que ces publicités qui envahissent nos villes. Ici, c’est l’absurdité du système sécuritaire, un temps dénoncé sur ce mur gris et nu qu’une caméra de surveillance cadrait on se demande bien pourquoi, peut-être pour surprendre ceux qui venaient peindre leurs graffitis interdits. La caméra ne fonctionne plus depuis longtemps, pendant à son câble électrique, inutile. Un jeune garçon s’est emparé de l’endroit pour y jouer au ballon, le bruit des rebonds l’amuse, lui emplit la tête. Adroit, il jongle avec sa balle de football qu’il ne quitte pas des yeux, elle tournoie au-dessus de sa tête, à chaque fois qu’il tape dedans, la balle monte un peu plus haut, toujours plus haut, et la voilà soudain qui s’immobilise en l’air, et se fige, comme ces étoiles qui, la nuit, nous fascinent tant, car elles nous racontent avec leur lumière, l’histoire de leur disparition.
Les lignes de désir est un projet éditorial à dimension protéiforme, autour d’un récit à lecture non-linéaire, un entrelacs d’histoires, de promenades sonores et musicales, cartographie poétique de flâneries anciennes, déambulations quotidiennes ou voyages exploratoires, récits de dérives aux creux desquels se dessinent les lignes de désir.
David Solomons photographe anglais, né le 31 décembre 1965, photographie principalement les rues de Londres, et ses habitants. Il a étudié la photographie documentaire à Newport entre 1993 et 1996. Pendant cette période, il est passé de la photographie en noir et blanc à la couleur. Sa première pièce majeure Underground, a été achevée au cours de ses études à Newport, il y explore le métro de Londres en utilisant la lumière artificielle.