Portrait de famille
Le sourire des vingt-huit individus massés sur la photographie tranche avec la morosité du lieu. La salle n’est pas belle, mais la fête l’a été. La lumière filtre mal. Les murs, d’un jaune douteux,sont tapissés de tâches en tout genre. Ils sont par endroits habillés de panneaux de lièges usés par des années d’affichage acharné. Les invités masquent comme ils le peuvent ce triste décor.
La tentative de répartition propre et carrée a rapidement été abandonnée. Seul le dernier rang est ordonné. On y trouve les plus grands, comme toujours, et, cette fois-ci, une partie des plus jeunes. Ils ne sourient pas, ils rient nerveusement. L’exercice les amuse autant qu’il les met mal à l’aise. Le plus petit d’entre eux a d’ailleurs pris soin de laisser un espace important avec l’homme qui se trouve sur sa droite. La famille n’est peut-être pas aussi soudée qu’elle veut bien le laisser croire.
Debout devant, le reste du groupe dessine un agrégat informe. Les aînés y côtoient leurs enfants, et les enfants leurs cousins. Chacun a sa manière de poser. Sur la gauche, un père tente comme il le peut d’empêcher son jeune fils de quitter le cadre. Une dame âgée a gardé ses lunettes de soleil sur les yeux. Devant elle, un enfant éternue de tout son être. Son visage restera crispé à jamais.
Série photographique d’Aymeric D.
Cette photographie aura plusieurs vies
Au premier abord, elle n’a rien de particulier. Les visages inondés de bonheur des deux enfants agenouillés apparaissent sous l’éclat chaleureux des guirlandes électriques disposées autour d’un sapin trop décoré. Le plus grand semble déjà connaître l’exercice et laisse anarchiquement sur la moquette les nombreux cadeaux déjà ouverts qu’il s’était empressé d’abandonner pour découvrir les suivants. Son cadet semble quant à lui profiter intensément de l’instant. Ses cadeaux sont plus nombreux mais ne sont pas ouverts. Pas encore. Il découvre le rituel. Ses yeux ignorent l’appareil, il rêve. Il sait déjà que ce moment ne durera pas alors, heureux, il prend son temps. L’horloge sur le rebord en bois de la cheminée affiche 2h26. La fatigue peut se lire à l’ombre du doigt du photographe débordant sur l’objectif.
Pourquoi prenons-nous des photos ? Pour figer le présent certes, avec de surcroît le dessein de recouvrer encore des années après le sentiment immortalisé.
Cette photo fut photo durant approximativement 10 minutes. Ces deux rêveurs ignorent encore qu’après ce délais, le téléphone allait sonner, annonçant à leur grand-mère la mort de sa mère, à leur mère la mort de sa grand-mère et leur annonçant la mort de leur arrière grand-mère.
La photo se transforme alors. Le bonheur n’est plus le sentiment qui prédomine. Si la tristesse s’est largement installée, c’est principalement l’ombre pesante de la culpabilité qui écrase désormais le cliché. Nous aimerions prévenir les enfants. Le faudrait-il ? Ces enfants ont manifestement, le temps d’une ouverture de cadeaux, oublié leur arrière grand-mère mourante. Quand la photographie fut prise, elle était déjà morte, mais tout le monde l’ignorait.
Des années durant, elle fut alors laissée de côté, abandonnée dans un album de famille que plus personne n’osait ouvrir. Cependant le temps, s’il nous confronte souvent, est parfois ami. Personne n’a oublié la mamie, mais l’image a retrouvé son indépendance. Le lien n’est plus fait. La photo revit.
Souvenirs :
Elle se penche vers lui (la môme…), elle porte un habit de cérémonie, le surlignage des revers de sa veste, longuement pourtant lu sa biographie (l’image en est tirée) sans vraiment parvenir à oublier les bains dans le parfum Jacques Fath ou quelque chose ; la prise de vue contient ma date de naissance, le président et son gilet et ses chaines de montre, son embonpoint, il ne se lève pas mais elle se penche – au deuxième plan, le sourire de la femme de lettres, c’est surtout son accent, sa liberté de mœurs et le col de chemise – une autre image montrera les mêmes protagonistes dans des attitudes plus formelles – comme à l’accoutumée, c’est la légende qui crée l’exacte raison du choix. La voir, et se souvenir de ses nombreuses conquêtes, de ses nombreuses chansons frappées au coin de la plus pure mélancolie (jm’en fous pas mal / c’qui peut m’arriver n’importe quoi…), les amours déçues, la préférence pour le bonheur dans la mort, quelque chose de la petite dame en noir, ses obsèques alliées à celles de Jean Cocteau, « ça commence avec toi », et d’ailleurs d’autres clichés de la série sont rattachés à celui-là (Aznavour, Bécaud, d’autres peut-être) mais surtout la date.
Bandung c’était l’année dernière (du 18 au 24 avril 1955) ici, c’est à Brioni, c’est le 19 juillet 1956. Bandung, c’est en Indonésie (là où règne Soekarno, cet homme brun au fez) , là c’est une île, Brioni, au nord de la Yougoslavie de l’époque, il y a là Tito (Jozip) qui reçoit ses amis Gamal Abdel Nasser et Jawaharlal Nehru (celui qui a succédé à Gandhi après son assassinat, en août 48) afin de signer avec eux un protocole qui conduira au mouvement des pays ou des nations non-alignées (qui ne se situent ni dans l’obédience de l’union des républiques socialistes soviétiques ni dans celle des États Unis d’Amérique). J’aime cette fleur au revers de la veste de Nehru et sa main qui serre la manche de la veste de Nasser, le sourire de celui-là (on ne distingue pas sa coquetterie dans l’œil), et la pochette noire de Tito. Il y a une autre photo, en couleurs celle-là, le costume blanc de Tito, ses mocassins du même métal, Nasser et Nehru qui avancent vers l’opérateur. Il fait chaud sur l’Adriatique, seize ans plus tard, ce jour-là, mon père mourra à Paris.
Louis Jouvet et son eczéma, ses gants blancs, sa résidence sur le quai Louis Blériot dans le seize quand même, la croisière du début des années quarante, son mépris du cinéma, mais ses rôles magnifiques : celui de Quai des Orfèvres, inspecteur-chef Antoine (tel le théâtre), sur l’image un bouton de son gilet assorti à sa veste n’entre pas dans la boutonnière idoine, une sorte de délibérée, le nœud papillon, et puis et puis les photos de Simone Renant (Dora) son métier et ses mœurs non-orthodoxes, cette merveille des photos d’art comme on dit, le soir de Noël, tu te souviens les années soixante donc, plus tard, cette histoire qu’on ne comprenait alors que mal, ces soirs là où passait Belphégor à la télé, la neige, mais ce film, et le petit enfant (adopté ? sa mère disparue ? je ne me souviens plus) mais métisse, comme l’intitulé de l’histoire à venir, et de tous les seconds rôles qu’on voit là, celui de Brignon (Charles Dullin, compagnon de théâtre, cette merveille de Volpone, tu te souviens) tout le cinéma, toutes ces histoires, toute cette panoplie de sentiments et de situations, s’asseoir le fauteuil le velours, attendre, la lumière qui fuit, les cartons de la production, et la musique… (il faudra le revoir).
Albums de famille et portrait
Huit personnes, quatre femmes et quatre hommes, dont les âges approximatifs se lisent au travers d’une ride de plus que le voisin, en discernant sur la peau les variantes des multiples marques du temps qui passe. Le soleil, à peine filtré par quelques chênes desséchés, rend inoffensive la terre et l’herbe qui auraient pu souiller les tenues endimanchées, les nuances de blanc, les ourlets, les chaussures cirées. Les femmes se tiennent à l’arrière, juchées sur leurs talons dans une stabilité relative, mise en péril par un sol craquelé, meurtri par les chaleurs estivales. Le soulagement inconscient de leurs paumes, posées en une prise affermie sur les épaules des quatre hommes accroupis devant elles, fait reposer cet équilibre vacillant sur les avant-bras tannés, appuyés sur des cuisses robustes mais hésitantes. Derrière l’apparente décontraction des visages, les muscles arc-boutés des jambes se dessinent à l’abri des tissus, les dos se redressent avec peine dans le dernier soubresaut de l’effort. La raideur des statures que l’on tient le temps d’une minute, le temps d’une pression libératrice, donne à ce château de carte humain une allure d’héroïsme cocasse. Un regard furtif sur le cliché et des épouses enlacent tendrement les cous de leurs maris, dont elles ont soigneusement choisi la cravate pour l’assortir avec leur robe, jupe ou pantalon léger. Une seconde supplémentaire, un instant d’égarement et un détail retient l’œil : une similitude de teinte de cheveux, des expressions semblables, un sourire doublé, triplé, quadruplé. Dès lors, la main féminine perd son contact amoureux et les doigts, dénudés d’alliance pour les uns et les unes, deviennent ceux de sœurs, de cousines, de parentes. L’ombre projetée par l’église solitaire en arrière-plan ne sait masquer l’imperceptible lueur qui habite le font des yeux, une étincelle de réconfort tranquille,diffus, témoin du lien complice qui inspire la joie pudique mais réelle d’être réunis. Les regards, rivés sur l’objectif, brillent d’un éclat de rire général, provoqués par un mot lancé à la dernière minute et dont les timbres ne franchissent pas l’image, mais que l’on imagine à la fois si semblables et si singuliers.
Camille A.
C’était il y a quelques années. On fait des photos de bien meilleure qualité aujourd’hui, un peu passée elle est teintée d’orange.
Une petite fille se tient debout, un homme près d’elle est assis sur les racines d’un arbre. Pas adossé, il se tient courbé, les avants bras sur les genoux, une bouteille d’eau ouverte pendant de la main gauche, le bouchon entre les doigts à demi refermés de la main droite. Il fait chaud, nos deux personnages ne portent aucune veste mais plutôt des t-shirts à manches courtes. Pour l’homme il est associé à un simple polo gris, un vieux jean et des baskets de ville. La style de la petite fille est déjà plus travaillé, des petites sandales blanches avec une fleur sur le dessus aux pieds et une salopette en jean par dessus son t-shirt blanc. Ses cheveux bruns sont ramenés en une queue de cheval lâche d’où s’échappent des petits cheveux plaqués contre la nuque.
Parce que cela à tout l’air d’une journée d’été, ils cherchent à se cacher du soleil. L’olivier se présente comme l’endroit parfait projetant sa figure imposante pour procurer un peu de fraicheur. L’homme, brun lui aussi, se détache plus sombre sur la photo, il se trouve plus près du tronc. Le soleil, bas dans journée, éclaire la petite fille par quelques rayons perçant les feuilles de la branche sous laquelle elle s’est arrêtée. L’homme lui tourne un peu le dos. Il a l’air même un peu agacé ou fatigué, voulant fuir la photo ou ennuyé par quelque chose d’autre peut-être ? Il contemple le sol, quelques herbes mortes y subsistent.
Elle n’a pas l’air de s’en rendre compte, trop absorbée par son moulin à vent en plastique et en forme de fleur. Chaque pétale, il y en a quatre, est d’une couleur différente : bleu, vert, rouge, jaune. Elle le tient par son bout en plastique blanc de sa petit main. Ce n’est pas une journée venteuse, les pales restent immobiles sous le regard de la petite fille qui esquisse une moue, comme pour souffler dessus.
Derrière elle, le ciel se peint de sa palette de bleu de fin journée. Ce qui s’apparente à un mur en pierre ou bien une façade de bâtisse se dresse sur le côté gauche de l’image, détail sans importance dans le spectacle qu’offre cette fin de sortie en famille.
Ania A.
Les couleurs sont vives mais la lumière est douce. A l’arrière-plan, on distingue les rayons du soleil, filtrés par le voile de la fin d’après-midi, qui viennent éclairer la végétation abondante du jardin. La vigne vierge d’un vert impeccable dissimule les courbes de la maison provençale, et s’accorde avec le gazon pour former un fond uni. Une tâche rose attire le regard : le bougainvillier adossé à la maison prospère. Avec les petites fleurs des champs de la même couleur qui s’élève à quelques centimètres de l’herbe, il semble se faire le miroir de la petite robe rose simple que porte la dame au premier plan. Ses traits rieurs, sa position accroupie et la joie qui se dégage de son visage font oublier les rides, les cheveux blancs et l’appuie avec lequel elle se tient au transat. Sur son visage émacié, les traits qui dénotent une certaine force de caractère se mêlent avec ceux de l’âge ; ses bras nus laissent apercevoir ses veines et ses muscles sur un corps mince, tandis que sa peau mate produit l’effet sensoriel d’une patine douce et agréable. Sa chevelure blanche ébouriffée par le vent, une fine chaîne en or pendant autour de son coup, son regard est rivé vers son complice. A ses côtés, un petit garçon jubile. Il fait son cinéma, sans trop savoir s’il joue pour sa grand-mère ou pour celui derrière l’objectif. Allongé sur le transat dans un peignoir jaune délavé, il lance ses bras vers le photographe, tout sourire, les yeux rieurs. Ses cheveux courts ne sont pas tout à fait secs, et le soleil illumine sa joue droite. On hésite. Se prend-il à jouer au petit pacha qui capte toute l’attention ? Entouré de celle qui s’agenouille être à sa hauteur et du photographe qui joue avec lui, il lève le bras en l’air d’un geste léger et festif, faisant pendre la manche du peignoir éclairé d’un jaune vif par le soleil. Ou bien baigne-t-il dans l’innocence parfaite de l’enfance –comme ses petits de pieds crispés par l’excitation, ses doigts tendus vers le photographe et ses pommettes joyeuses le laissent penser ?
Le bonheur des fins de journée de juin transparaît, il donne à la photo cet embrun nostalgique. Le matelas à rayures blanches et bleues suggère la piscine dont les courbes se dessinent à l’extrémité gauche de l’image, piscine où le petit garçon s’est vraisemblablement défoulé toute l’après-midi. Les volets fermés au trois quart qui trouent la vigne vierge rappellent la chaleur de l’après-midi contre laquelle on se prémunit dans la maison. La lumière douce évoque la fin de journée, heure à laquelle les plus âgés rejoignent les plus jeunes pour jouer dans la tiédeur à l’ombre des oliviers dont on distingue un tronc et quelques rameaux à droite de l’image. Couleurs, atmosphère et personnages fonctionnent selon une harmonie naturelle où se conjuguent douceur et impulsion de vie.
Antoine P.
Fêtes familiales
devant une rade, deux jeunes femmes se faisant face, un bras tendu, autres personnes
un jardin un couple discutant sur la gauche, un photographe derrière son appareil
un jardin un homme parlant, une auditrice de profil, un crâne s’intercalant
devant un escalier bois, bustes, deux hommes à gauche, une fumeuse, deux femmes
au dessus de la mer un groupe habillé pour une fête, une mariée sans doute à droite
un mur au fond, une petite foule discutant, bustes d’un et d’une photographe discutant
un salon, femme assise dans un fauteuil, quatre personnes debout derrière, des verres
photos retenues
sur un fond de feuillage vert mêlant des feuilles sur toute la partie haute et une branche de conifère qui se glisse dessous à gauche, un coin d’une réception, un petit bout d’une table de bois portant un objet orange, une échelle derrière, jambes de la table et de l’échelle ayant exactement la même inclinaison, une buche bizarrement plantée en biais sur la petite surface d’herbe visible à droite, voisine du bout d’une remorque de bois peinte en blanc ; la surface de l’image est presque entièrement occupée par les bustes, jusqu’à la taille, de deux personnages, un homme à gauche, trois quart face, chemisette bleue dont le dernier bouton est ouvert, tête – le crâne est chauve, encadré de gris finissant en petites pattes blanches au niveau des oreilles – tête un peu rejetée en arrière comme pour faire porter la voix, alors que ce n’est sans doute pas le cas puisqu’il n’a qu’une auditrice, - une habitude sans doute – yeux plissés comme pour mieux voir, bouche qui sourit du plaisir de parler. Il tient un verre à pied contenant un fond de rosé. La femme est vue de profil, une masse de cheveux ondulés, un peu défaits par la fête, mais très soigneusement coupés pour créer un effet mousseux sans excès, un nez très saillant et très droit, plein d’assurance, une bouche qui s’arrondit pour une réponse, un long cou, un bras nu, joliment charnu traverse la robe légèrement évasée, d’une jaune franc et mat, pour rejoindre l’autre main sur un objet cylindrique, sans doute un paquet enveloppé de tissu blanc froncé en corolle par un galon de passementerie également blanc à l’extrémité visible. Elle porte un collier de deux rangs de très grosses perles noires soutenant un gland de soie rouge. Leur proximité marie familiarité et cérémonie.
Au fond, en partie haute, dans un lointain rendu flou par la lumière, une ville et une petite montagne, un bras de mer frissonnante, sans doute une rade, qui vient buter sur une rambarde noire et une table, le dessus en raccourci portant plusieurs rangées de verres et une carafe, juponnée de blanc. A droite le quart d’un dos masculin, complet gris, chemise blanche, cheveux gris avec un début de calvitie et un fragment d’un visage masculin également, bronzé de rouge, lunettes ; on ne voit rien d’autre, il est masqué par le dos précédent et par l’épaule de l’une des deux jeunes femmes qui sont le sujet principal. Elle est vue de trois quart face. Belle silhouette jeune, mince sans excès, d’autant plus mince que l’attitude de départ était certainement contrôlée et le ventre soigneusement rentré, dans sa robe en tricot de coton drapé souplement sur le corps qu’elle gaine, un décolleté large bordé d’un revers qui couvre le buste et le haut de l’épaule, plusieurs rangs de perles dorées en collerette montant sur le cou assez long. Un visage long et très régulier, une bouche ouverte dans l’attention, des joues qui ont encore un peu d’arrondi enfantin et des cheveux châtain doré souples, retenu par un serre tête simple et tombant sur les épaules. Ses deux bras sont repliés vers elle comme en attente, l’un tient un verre à pied vide, incliné. Face à elle, de trois quart dos une jeune femme un peu plus âgée, un peu plus épanouie, vêtue d’une robe de gros tissu soyeux, bleu sourd assez pâle, avec des grosses fleurs stylisées brunes et d’un bleu légèrement plus foncé, l’ensemble donnant un peu l’impression d’un brocard, buste serré sur une jupe évasée, une ceinture de même tissu plongeant légèrement pour se boutonner à l’arrière et un décolleté en v, bordé d’un revers qui s’ouvre assez profondément dans le dos. C’est cet ensemble robe, peau du dos et du haut du bras que l’on voit surtout, baignés qu’ils sont de lumière, l’avant bras, qui tient par le bord un verre également vide, et le visage restent dans une ombre douce. Elle a des cheveux courts, d’un brun légèrement roux, une petite bouche fermée, un nez fin, le tout orienté, avec la passivité neutre que donne l’attention, vers quelque chose qu’on ne voit pas, vers ce que désigne le doigt d’une main, à laquelle est suspendue un verre de vin blanc ou de champagne, au bout du bras d’une troisième femme, presque totalement invisible - on voit juste dépasser des mèches d’un brin doré et un mince fragment d’une hanche en robe noire derrière la femme de gauche - mais qui, malgré cela, est à ce moment la principale puisque c’est elle qui parle et désigne.
Dans un coin d’un grand salon, grandes dalles blanches, murs blancs structurés en panneaux par des moulures peintes en ce bleu clair des stucs provençaux, les panneaux ainsi marqués peuplés de tableaux clairs de tailles diverses accrochés en un désordre réfléchi, une petite commode en beau bois fruitier, dix-huitième, ou copie de bon ébéniste du début du siècle suivant, sur la droite, une banquette recouverte de cotonnade rouge sombre un peu éteint à guirlandes de plates fleurs blanches sur la gauche, tissu que l’on retrouve en un boutis jeté sur un canapé moderne blanc dont on ne voit qu’un fragment à droite, un groupe, dessinant une forme vaguement géométrique, resserré sur lui-même, peut-être pour complaire au photographe, alors que l’image, prise d’assez loin – on voit au premier plan deux petits guéridons modernes, même taille, même forme ronde, au demeurant très dissemblables (matériau, couleurs) –, laisse autour d’eux un large espace. Une femme encore jeune, une cinquantaine qui ne se voit guère, assise sur un fauteuil restauration, très simple, comme les meubles anciens des pays scandinaves, d’après ce qu’on en voit, assise bien droite, jambes fermement jointes, pantalon de grosse toile d’un beige très pale, chandail gris dont le décolleté en v très large laisse voir un chemisier sans col blanc dans un piqué légèrement brillant, des cheveux courts, souples, striés de blanc ; elle a un sourire un peu crispé par l’attente – il semble que le photographe connaisse mal son appareil, hésite, et que la pose dure depuis un certain temps, la main droite (gauche pour nous) maintient deux paquets posés sur ses genoux, l’autre main est levée, exhibe comme en un geste d’invite, une flute, de champagne sans doute. Derrière elle, comme pour l’enclore, la protéger, ou comme un mur de fond lui servant de décor, quatre personnes dont les tailles variées dessinent un triangle plongeant sur la gauche. A droite une femme, toison bouclée presque totalement blanche encadrant un joli visage, encore assez ferme, où des yeux clairs semblent couler d’une petite tendresse, tenue rurale-citadine qui est, avec des variantes personnelles, celle de tous les personnages, un peu penchée en avant comme pour s’avancer, reprendre le cours de ses occupations, arrêtée aimablement pour un instant, et sourire très crispé par la durée de cet instant. Elle tient devant elle, comme un outil oublié, sa flute de champagne. Une main fait le geste de lui prendre l’épaule, mais ce n’est qu’ébauché, main qui appartient à l’homme, légèrement plus grand, crâne un peu dégarni semble-t-il, mais ce n’est pas certain ; il rejette légèrement la tête en arrière, menton levé, bouche entre parole et sourire, il doit venir de tancer ou conseiller la ou le photographe ; les yeux, assez petits et très noirs sourient. Son autre bras tient l’épaule de la femme épanouie à sa droite, presque de même taille que son pendant, sourire franc, visage frontal de femme dynamique, masse confortable sans mollesse, ce qu’il faut pour accueillir sans doute des petits enfants auxquels raconter des histoires. Son bras gauche prend le relai de celui de l’homme pour maintenir dans le groupe la petite bonne femme, nettement plus petite, celle qui prolonge vers le bas le côté gauche du triangle, visage plissé, grandes rides encadrant le très grand sourire à bouche fermée, dominées par des cernes profonds où se nichent des yeux qui reprennent à gauche la tendresse coulante déjà perceptible à droite. Elle est un peu recroquevillée, comme pour s’excuser, et ses mains serrent sur sa poitrine, son ventre, une flute et un grand paquet plat enveloppé de papier kraft. Une cellule fraternelle, de sang ou d’élection et longue habitude (ils sont physiquement très différents) arrêtée un instant dans le sentiment du lien qui, distendu mais présent, en relie les membres.
Un regard pour deux sœurs
Les couleurs sont absorbées. Comme du noir et blanc. Ambiance grise. Un peu de rose, un rose poussiéreux sur les joues et lèvres des deux sujets photographiés. Deux enfants l’un contre l’autre, légèrement de trois quart. Les deux forment un angle avec leurs corps. Des épaules collées. Le cadre serré empêche de voir le reste de leurs corps. Ce sont des fillettes, des sœurs. Leurs traits sont ronds et doux. À peine modelés. Pourtant elles sont forcément le fruit de la même union. Seule la même union a pu produire ces presque jumelles. Elles fixent un point invisible. Un point vers le bas. Celui que la photo ne dévoile pas. Photographie qui fusionnent les corps des petites filles. Les cheveux se mêlent au dessus de leur tête : une couronne grise. Les épaules collées semblent s’emboiter. Les regards baissés. Fusion des corps et des expressions. Leurs yeux sont comme quatre petites lignes pourvues de longs cils. Leurs yeux se confondent avec leurs sourcils figés. Que peuvent elles bien regarder ? Leur expression figée. La même ? Pas tout à fait. Des nuances de gris même dans leurs expressions. Le reste du monde semble leur échapper. De toute façon il n’y a plus de place dans le cadre. Les corps dodus sont coupés au niveau des épaules. Une photo de soeurs dont les corps et les regards prennent toute la place.
Lumière artificielle. Vient de la gauche du cadre. Un possible début de soirée. Enfants étalées à plat ventre sur le canapé. Une lumière orange qui éclaire et unifie leurs visages. On dirait des petits garçons avec leurs cheveux courts et leurs têtes à moitié cachées par leurs petits poings. Petits poings à moitié serrés qui les supportent justement, ces têtes. Des robes à fines bretelles. Les yeux sont étincelants. Dirigés vers quelque chose que l’on ne voit pas. Leurs cheveux sont collés par un voile de sueur sur leurs fronts brillants. Traits tirés par la fatigue. Toute l’énergie de leurs corps passent par leurs yeux. Petits yeux. Pas d’expression particulière. Juste suivre une ligne. Des lignes, peut être. Se laisser regarder quand on regarde soi même autre chose. Elles regardent un autre monde. Un monde dans leur monde. Métaphore de la photographie. Une photo est un témoignage du monde. Cette photo est le témoignage d’un instant capturé. Témoignage d’un autre monde que les fillettes observaient.
Noir et blanc. Elles sont cadrées sur le côté. Un peu à gauche. Les lumières sont belles, les contrastes aussi. Il y a trois personnes en arrière plan. C’est flou. Deux femmes et un homme peut être. Une conversation. Une femme en mouvement. Les feuilles se mêlent à ces corps flous. Il y a quelque chose là dedans qui fait penser à une toile impressionniste. Au premier plan, deux jeunes filles. Elles portent de très belles tenues. Des bijoux de peau qu’on ne voit presque pas. Leur chair est pâle. Cette blancheur émane de leurs corps comme un halo lumineux. Elles ont des confettis dans leurs cheveux. Même petit sourire crispé. Celle de gauche est la plus jeune. Sa bouche tombe déjà un peu. Le coin de ses lèvres. Elle retient sa véritable expression. Celle de droite est toute figée mais son sourire reste au beau fixe. Figé tout de même. Pas naturel. Par contre leurs yeux sourit vraiment. Ils sont plissés. Ils sont doux. Ils regardent dans la même destination. Est-ce le photographe qui leur a demandé de regarder là bas ? Elles sont comme des fantômes. On dirait qu’elles ont été rajoutées sur la photo après coup. Le reste de la photo est flou et doux, tout en nuances. Elles sont les figures contrastées. Elle et son double. Elles sont là, comme deux gardiennes. Gardiennes du temps photographique. Des gardiennes sous forme de jeunes filles. Elles ne bougent pas, uniquement le temps de cette photographie. Leur même regard fixe le temps photographique. Le temps d’appuyer sur le bouton. Capture de vies par les regards. Leurs regards à elles. Et peut être le regard qui se posent sur elles. Car derrière l’objectif, autre regard.