« Au début, la jeune fille de la Dauphine aurait bien voulu compter les heures, mais l’ingénieur de la 404 n’en voyait pas l’intérêt. tout le monde pouvait regarder sa montre mais c’était comme si ce temps attaché au poignet ou le bip bip bip de la radio mesurait autre chose, par exemple le temps de ceux qui n’avaient pas fait la bêtise de vouloir rentrer à Paris par l’autoroute du Sud un dimanche après-midi et qui n(avaient pas dû, dès après Fontainebleau, se mettre au pas, s’arrêter, six files de chaque côté (on sait que les dimanches l’autoroute est réservée exclusivement à ceux qui rentrent à Paris), remettre le moteur en marche, avancer de trois mètres, s’arrêter, bavarder avec les deux religieuses dans la 2 CV à droite, avec la fille de la Dauphine à gauche, regarder dans le rétroviseur l’homme au teint pâle qui est au volant d’une Caravelle, envier ironiquement le bonheur du couple de la 203 (derrière la Dauphine) qui joue avec leur petite fille, plaisantant et mangeant du fromage, ou être exaspéré par les deux petits jeunes gens de la Simca qui précède la 404 et même descendre aux arrêts et explorer un peu alentours sans trop s’éloigner (parce qu’on ne peut pas savoir quand la colonne se remettra en marche et il faudra revenir au grand trot pour que ceux de derrière ne commencent pas un concert de klaxon et d’injures), ce qui nous amènera à la hauteur d’une Taunus devant la Dauphine et nous permettra d’échanger quelques phrases découragées et ironiques avec deux hommes qui voyagent avec un petit garçon blond dont le plus grand amusement est de faire rouler son auto sur la piste dégagée de la plage arrière, ou bien nous nous risquerons à avancer un peu plus pour considérer avec une certaine pitié le vieux couple de la DS qui ressemble à une gigantesque baignoire violette où surnagent les deux petits vieux, lui appuyé sur son volant, elle mordillant une pomme avec plus d’application que d’envie. »
[1]
Le Grand Embouteillage (L’Ingorgo : Una storia impossibile) est un film européen (franco-italo-germano-espagnol) réalisé par Luigi Comencini et sorti en 1979. Il s’agit d’une adaptation de la nouvelle de Julio Cortázar L’Autoroute du Sud, extrait du recueil Tous les feux le feu.
Un embouteillage gigantesque se forme sur une autoroute aux abords de Rome. Les automobilistes immobilisés sur place, font face à la situation chacun à leur manière. Le stade de la première exaspération passé, chacun s’efforce de tirer parti de la situation…
Ce film qui commence comme une comédie italienne dont le réalisateur était du reste l’un des plus grands représentants, débutant de manière cocasse, l’embouteillage se formant de manière comique avec la voiture du personnage de l’entrepreneur égoïste et hypocrite dans sa voiture de luxe, interprété par Alberto Sordi qui pour échapper à l’embouteillage naissant fait une manœuvre qui va coincer sa voiture de travers, en plein du trafic automobile, mais l’angoisse pèse sur cet embouteillage qui s’installe dans la durée : « Les heures finissaient par se superposer, par être toujours la même dans le souvenir, » écrit Cortázar.
« Le film, déclare le réalisateur dans une émission télé à l’époque de sa projection au Festival de Cannes, est symbolique de notre existence où personne n’est plus capable de résonner sur le phénomène, aucune tentative d’organisation sociale de ne vérifie dans l’embouteillage, chacun pense seulement à soi-même, il n’y a que deux sentiments : la solitude ou la haine. C’est un film d’un pessimisme croissant qui marque vraiment un passage de la comédie italienne à un apologue moral sur la condition de l’homme aujourd’hui. »
Dix ans plus tôt, Jean-Luc Godard avait également adapté la nouvelle de Julio Cortázar en réalisant le fameux travelling de son film Week-end. Comme j’en ai déjà parlé en évoquant Les Autonautes de la cosmoroute, dans la scène de l’embouteillage au début de son film, Jean-Luc Godard ne garde que la trame narrative et le travelling de la nouvelle de Julio Cortázar, et c’est surtout dans construction antinarrative qu’il se rapproche le plus de l’univers de l’auteur de Marelle : ce n’est pas l’histoire que l’on raconte qui importe, mais les détours que l’on emprunte, les circonvolutions que l’on invente autour de l’histoire qui permettent d’en élaborer le récit au fil de son écriture, dans son mouvement.
Le film de Comencini est loin du carnage sanglant provoqué par Jean-Luc Godard dans son film Week-end. Mais sa fable apocalyptique dans laquelle il dépeint avec pessimisme et férocité les travers de l’Italie de la fin des années 1970, est malheureusement toujours d’actualité, ce qui rend d’autant plus amer son constat sur l’angoisse de notre temps, et transforme ce film en véritable parabole des temps modernes.
« On était bien obligé de s’abandonner au flot, de s’adapter mécaniquement à la vitesse des voitures qui vous entouraient, de ne pas penser. »
[1] Julio Cortázar L’Autoroute du Sud, extrait du recueil Tous les feux le feu, Gallimard, 1966.