L’autre chemin possible
Je me rends en métro dans ce quartier que je ne connais pas bien. Je visite le lieu en écoutant des lectures de textes sur le parcours. Au moment de rentrer, Anne et Joachim, mes guides du jour, me conduisent jusqu’au métro à proximité du restaurant où ils vont s’acheter à manger. Ce n’est pas la même ligne de métro que pour venir, cela me perturbe un peu mais je fais bonne figure. À mi-parcours je me rends compte que la raison d’emprunter cette ligne perd tout son sens, puisque l’arrêt République est fermé pour le passage de la Flamme Olympique. J’essaye de trouver in extremis une autre solution, un itinéraire bis. La ligne 6 semble être la meilleure alternative, mais comme je suis concentré sur le roman que je lis, j’oublie de descendre à Trocadéro pour reprendre le métro avec lequel je suis initialement venu. Je comprends tardivement que je ne roule pas dans le bon sens. Finalement je préfère poursuivre jusqu’à la place d’Italie avec l’idée de prendre ensuite la ligne 7 qui me conduira jusqu’à la station Château-Landon, face à l’entrée de mon immeuble. Mais ce parcours est interminable. J’ai traversé tout Paris. Je me souviens avoir eu l’idée, en lisant Les Autonotes de la Cosmoroute de Julio Cortázar, d’un livre écrit sans quitter le dédale des lignes du métro parisien.
Le présent à travers soi
Il y a des gens, on ne les voit pas tout de suite. Ils se confondent avec le décor, leurs habits, leurs postures les rendent invisibles. on dirait des caméléons. Je ne sais pas s’ils le font exprès, s’ils cherchent délibérément à se cacher, à demeurer seuls et tranquilles, qu’on ne les importune pas, s’ils sont discrets ou misanthropes. Cette femme, je ne l’ai remarquée qu’au frémissement de son corps, même si je n’ai pas repéré immédiatement qu’il s’agissait d’une femme. Je voyais quelque chose bouger dans mon champ de vision, sur la place que je croyais vide, le sol pavé, les arbustes dans le fond du côté de l’école, et cette vieille table de ping-pong en béton sur laquelle les couches de peintures successives commencent à s’effacer, créant à la surface un motif de camouflage. En m’avançant j’ai fini par percevoir, dans ce qui bougeait, des jambes et des mains. Mais je ne comprenais toujours pas ce que j’avais sous les yeux. Lorsque j’ai saisis que cette femme avait la tête à l’envers, j’ai enfin cerné la position qu’elle maintenait tant bien que mal. Tête à l’envers, jambes en l’air, écartées à l’équerre, les bras épousant le même élan, se déployant des deux côtés de son corps en extension, dans une improbable posture de yoga. Elle cherchait à maintenir l’équilibre, la tête posée sur un coussin que ses longs cheveux blonds dissimulaient, donnant l’impression de son corps flottait en suspension dans l’air.
La bande son du monde
Je marche en silence sous les arbres de la forêt car mes pas s’enfoncent dans le sable, effaçant les traces du passage des chevaux. Sur un sentier qui longe la route, le bruit des voitures disparaît progressivement à mesure que je progresse dans les sous-bois. De vieilles camionnettes garées le long de la route rappellent qu’ici la nuit le bois se transforme en bordel à ciel ouvert. Je longe le lac en admirant les vieux arbres faire avec leurs lourdes branches feuillues la révérence à l’eau dans l’ombre de leurs reflets. Je marche en silence pour ne pas interrompre le dialogue des oiseaux. Ils s’appellent, s’invectivent, s’attirent, se préviennent, se lamentent parfois. Quand je m’arrête ils s’interrompent de concert. Je profite de cette courte pause pour repenser à cette expression : la langue des oiseaux. En jouant sur l’homophonie, c’est-à-dire les mêmes sonorités, on peut faire dire aux mots bien plus qu’ils ne signifient. Leur sens caché peut amplifier leur sens premier, ou au contraire, s’y opposer. Michel Butor disait à juste titre : « Un mot est hanté par tous les mots qui lui ressemblent ». Je marche en silence en traversant l’immense pelouse désertée du Pré Catelan. Les gouttelettes d’un jet d’eau qui arrose des arbustes propulsent, en suspension dans l’air, un arc en ciel aux reflets irisés. Une pomme de pin tombe à mes côtés et roule sous mes pieds. Je l’entends qui craque sous mon poids. Dans la chaleur du jour, l’odeur des aiguilles de pain attise la nostalgie de mon enfance. La souplesse de ce confortable tapis adoucit la marche.
Le commencement du mot espérance
Rêve. Au bord de la mer. Dans le Nord. De grandes herbes retiennent le sable des dunes. Quelques nuages dans le ciel exceptionnellement gris. Le vent souffle en altitude. Je prends des photographies pour pouvoir leur montrer la beauté de la maison, bien située. Calme. Avec une vue magnifique. En surplomb au-dessus de la mer. En essayant de revenir sur le rivage, la luminosité semble plus faible. Je ne comprends pas tout de suite que la nuit est en train de tomber. Pas l’impression d’être resté si longtemps loin d’eux qui doivent m’attendre en ville, commencer à s’inquiéter. Je presse le pas. La fatigue se fait sentir. Le corps lourd. Ce n’est pas la nuit. Dans l’obscurité qui transforme soudain le paysage, les bruits envahissent tout l’espace et le rendent inquiétant de noirceur. Je devine quelques gouttes qui transpercent le ciel sombre de leur halo blanc. Je réalise à la lenteur de leur chute qu’il s’agit de flocons de cendres. L’incendie est proche.