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Promenade à travers les rues de New York

J’étais parti à New York avec l’idée contradictoire d’y ralentir le temps là-bas. Je ne sais pas pourquoi, c’était juste une envie, qui répondait sans doute à un besoin de changement de rythme, pour entamer un nouveau cap.

Bien sûr là-bas, tout a été très vite. Nous avons beaucoup marché, arpenté les rues, les avenues, les parcs, les places, les métros, les cafés de la ville. Et finalement assez peu les musées, fermés comme le PS1 lorsque nous nous y sommes rendus et réservés pour l’occasion aux jours de pluie.

L’incontournable Guggenheim, se visitait beaucoup plus, ce jour-là, pour la merveille architecturale (extérieur/intérieur) et cette idée inégalée depuis, de visite en pente douce circulaire, que pour l’intérêt de son exposition sur l’avant-garde japonaise des années 60 et le mouvement Gutai.



Nous souhaitions aller au Moma pour la deuxième matinée sous la pluie, mais la file d’attente devant le musée était si impressionnante que ce jour-là la seule œuvre que nous avons vus ensemble était un fragment du Mur de Berlin dans la cour d’un immeuble d’affaires de la Madison Avenue. L’occasion de découvrir que des segments du mur de Berlin ont été dispersés après sa chute le 9 novembre 1989.

En fin de journée je suis allé seul au Metropolitan de New York pour y découvrir deux expositions sur la dizaine que le Musée présente en même temps. L’une sur une série de photographies de William Eggleston, At War with the Obvious, et l’autre sur une vidéo de James Nares : Street.

Street est une bande vidéo présentée par James Nares (du 5 mars au 27 mai) dans une salle du Met flanquée de part et d’autres par deux salles de la même taille. Le montage est accompagné d’une magnifique bande sonore originale de Thurston Moore du groupe Sonic Youth.

Le film est une lente exploration de la ville. À première vue, rien d’extraordinaire… des scènes quotidiennes dont on ne perçoit que des bribes, présentées au ralenti, comme dans un clip. À regarder de plus près, on constate que les figures ressortent du mouvement latéral qui les balaye, les fait défiler, comme si elles étaient plaquées sur le fond—ce qui est typique d’images prises à distance par une grande lentille.

Ce n’est pas la première fois qu’un artiste est invité à choisir des œuvres dans un musée pour montrer le lien tissé avec son propre travail. Mais cela prend souvent la forme d’une simple exposition dans l’exposition. Ici, l’œuvre est présentée dans une salle, et deux salles en complètent la découverte. Échos et correspondances se tissent lentement entre les œuvres, chacune expliquant une partie de l’autre, en vases communicants.

Les 61 minutes de vidéo filmées en septembre 2011, condensent 16 heures de film, mais ne présentent donc que 3 minutes de temps réel, l’appareil ne pouvant filmer que pendant 6 secondes à chaque plan ! Un condensé du quotidien, des gestes, des sourires et surtout des échanges qui se tissent entre les gens dans la rue.

Un des premiers travaux de Douglas Gordon, est une installation vidéo datant de 1993, intitulée 24 Hour Psycho, qui part de l’œuvre cinématographique d’Alfred Hitchcock : Psychose, réalisée en 1960.



Dans cette installation, le film Psychose est diffusé au ralenti pendant 24 heures. Une possibilité que le cinéma ne fournit pas en sachant que le film doit être vu sur une durée précise.

« La dilatation du temps du suspense débouche sur un temps que nous n’avions jamais vu, écrit Jean-Christophe Bailly, dans son livre L’instant et son ombre, jamais perçu ainsi - un temps qui aurait bien plus de temps qu’il n’en a, un temps qui, durant aussi longtemps, ne montrerait plus que lui. »

Douglas Gordon fait référence dans cette œuvre au temps dans la vidéo ; au ralenti, une des possibilités offertes par la vidéo où le spectateur peut lui-même voyager dans le film et choisir ce qu’il veut voir à la vitesse qu’il désire.

« Dans une ère où la vitesse est la principale caractéristique de notre société, écrit l’artiste Bruno S. dans son article La vidéo entre dans le cinéma qui archive, la quantité d’informations, d’images, de films et d’objets dans, et à l’extérieur du contexte artistique exige un lieu de stockage qui sert d’auxiliaire à la mémoire. Le cerveau humain et la mémoire ne sont pas capables d’un tel stockage. Devant une telle quantité d’informations nous nous limitons à stocker, stocker et stocker sans nous apercevoir des possibilités plastiques de tout ce que nous stockons. Cette explosion d’informations oblige à la création de systèmes qui organisent et classifient les objets en les rangeant dans des catégories préétablies qui limitent leurs interprétations. Le cinéma est basé précisément sur cette idée de vitesse, de mouvement et de durée. L’artiste a la possibilité de commencer une enquête visant à réinventer et expérimenter de nouvelles formes d’expérience. »

James Nares profite des deux salles attenantes pour nous présenter une vision élargie de son propre travail, à partir d’œuvres provenant des riches collections du musée (peinture, sculpture, dessins, etc), tandis que cette vidéo que nous revoyons chaque fois que nous passons d’une salle à l’autre, vient en prolonger l’écho. Pour cette carte blanche, il a choisi 77 œuvres qui semblent obéir à une double impérative : montrer que l’artiste-flâneur n’est pas une apparition de notre modernité, tout en donnant à voir quelques-uns des classiques de la photographie pour se situer dans une lignée d’artistes qu’il apprécie.

C’est ici que le Metropolitan montre sa capacité de mettre en rapport le contemporain et le consacré, le moderne et le classique, l’innovation et l’héritage. Ce que l’on ressent très nettement en visitant le musée comme dans très peu d’autres musées dans le monde.

Les deux salles rassemblent de nombreux objets : une main séparée d’une sculpture romaine du premier siècle, une sculpture de Giacometti, une rouleau chinois de Qiu Ying dépeignant une histoire quotidienne, des peintures Franz Kline, les photographies sur le mouvement des oiseaux d’Étienne-Jules Marey, une gravure d’Albrecht Dürer, une esquisse de Goya puis une scène de la rue parisienne de Félix Valloton, une esquisse futuriste de Boccioni, et de nombreuses photos de la période classique du XXe siècle (Eugène Atget, August Sander, Berenice Abbott, Ralston Crawford, Dawoud Bey, Rudy Burckhardt, Lee Friedlander, André Kertész, Paul Strand, Garry Winogrand, Helen Levitt, Walker Evans, Henri Cartier-Bresson)...



Street de James Nares se transforme alors en une promenade à travers les rues de la ville et de notre quotidien, et dans le même mouvement, d’un cheminement à travers les allées et les salles du musée.

« Braqués sur l’image du présent, écrit Dick Howard, en présentant l’exposition dans Philosophie Magazine, on s’aperçoit qu’il y a toujours du vécu au fond de la représentation et que celui-ci n’est jamais entièrement incarné pleinement dans sa représentation ; et pourtant, ce n’est qu’à partir de celle-ci que nous y avons accès. N’est-ce pas ce paradoxe qu’on retrouve, revivifié, chaque fois qu’on visite une exposition—et encore plus quand on visite un musée comme le Met qui abrite la tradition en même temps qu’il s’ouvre vers le nouveau ? »



À Times Square, les différences d’éclairage produisent un effet presque surnaturel qui fait penser parfois à un collage surréaliste qui serait en mouvement. Le monde change au rythme des images qu’il diffuse, la caméra tourne sur elle-même, à chaque fois tout paraît différent, évoluant au fil du mouvement circulaire décrit.

Sur la photographie que j’ai prise à Times Square de la foule assise sur les marches rouges de l’édifice, un instant figé avec des modèles qui ne posent pas, mais que l’objectif a saisi en mouvement, un mouvement minimal, ralenti par l’image qui les fixe, les fige, les arrête, sur place. Photographie de groupe où chacun regarde dans un sens différent. Et souvent le corps las, penché sur les épaules de son voisin ou sur un écran (appareil photo, téléphone portable, console) pour regarder les images qu’il a prises. Photographie de groupe disloqué, le regard perdu, dans un lieu de l’image. Un regard aveugle.

JR a proposé une nouvelle version de son projet Inside Out en investissant Time Square à New York. Son camion-photographe proposait aux passants d’imprimer en (très) grand format une image de leur visage, pour ensuite la coller au sol. À l’ancien emplacement de la rédaction du New York Times se dresse aujourd’hui une avenue dont les panneaux publicitaires animés recouvrent les immeubles de la place. Certains portraits se sont ainsi retrouvés à l’issue du projet sur les panneaux publicitaires.

Mais comme souvent JR reste à la surface de son projet qui est d’envahir un lieu de sa marque. De transformer les lieux du monde entier en simple cimaise présentant son travail photographique facilement reconnaissable, identifiable. Sur les écrans qui entourent la place, il a notamment diffusé à l’occasion du final de son travail à Times Square, certaines de ses photographies, mais en privilégiant l’image d’un regard (sa marque de fabrique) qui fixait le passant ce jour-là, et qui transformait les écrans que d’habitude nous regardons en objet nous observant. Alors que ce qui fascine dans cet endroit, c’est que les écrans nous éblouissent de leurs lumières indécentes, tels des miroirs nous renvoyant les images de nos fantasmes.

Dans son musée d’à l’envers à New York, François Bon imagine, « dans un vaste bâtiment aux salles entièrement vides et blanches, un musée qui serait proposé en temps réel par les visiteurs eux-mêmes. »

« L’idée, c’est que vous projetiez les images d’art qui, pour vous-même, étaient les plus décisives, importantes, fondamentales. Et ceux qui étaient près de vous s’enquéraient alors de l’ancien artiste, de pourquoi et comment l’image. Ou bien tout simplement vous répondaient par une autre image. Alors on s’assemblait par affinités, chacun jouant de ses propres propositions à côté de celles des voisins, ou directement à sa place. »

Déplacer cet événement dans un temps qui n’est plus celui de la surprise mais dans un temps de l’écoulement, de la durée.

Les images que nous voyons dans Street ne sont pas le produit du montage, elles sont des composés de surface qui cachent un fond qu’on ne peut que deviner, ou imaginer. Qu’est-ce que nous voyons alors ? Qu’est-ce que l’artiste veut nous faire voir ? Qu’est-ce qu’il donne à penser ? J’y retrouve pour ma part ce que j’ai moi-même cherché en arpentant les rues de New York à la rencontre des passants que je croisais et que je photographiais.

Dans la ville, marchant dans les rues à la rencontre des passants qu’on prend en photo, il n’est pas question de suspense mais d’un temps, voir d’une durée, de l’écoulement filmique. Cette opération permet ainsi la création d’un nouveau rapport à la ville, un regard original sur la ville, et de nouveaux récits.


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