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Un flash-mob au ralenti animé par la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker

Dans ses ouvrages publiés au début des années 1990, le philosophe et urbaniste Paul Virilio qui vient de mourir à l’âge de 86 ans, soulignait que la vitesse, sans cesse augmentée sous l’effet des progrès technologiques, non contente d’occuper une place prépondérante dans notre représentation du réel, finirait par constituer la réalité elle-même. L’accélération du temps humain change notre rapport au monde. Il interrogeait dans ses livres les mutations de l’espace-temps, notre fascination à l’immédiateté et au présentisme, et le dérèglement de notre rapport à la temporalité.

Dans son ouvrage Essai sur l’insécurité du territoire, Paul Virilio pose bien le dilemme qui naît de la sous-utilisation du corps dans la vie quotidienne : « Avant d’habiter le quartier, le logement, l’individu habite son propre corps, établit avec lui des rapports de masse, de poids, d’encombrement, d’envergure, etc. C’est la motilité et la mobilité du corps qui permet l’enrichissement des perceptions indispensables à la structuration du moi. Ralentir, voire abolir cette dynamique véhiculaire, fixer au maximum les attitudes et les comportements, c ’est perturber gravement la personne et léser ses facultés d’intervention dans le réel. »

La flânerie parait un anachronisme dans le monde de l’homme pressé. Jouissance du temps, des lieux, elle est un chemin de traverse dans la modernité. La marche est dérobade. Elle introduit à la sensation du monde, elle en est une expérience pleine nous laissant l’initiative. Elle ne privilégie pas le seul regard à la différence du train, de la voiture, la passivité du corps et l’éloignement du monde. On marche sans raison, pour le plaisir de goûter le temps qui passe, pour mieux se retrouver au bout du chemin, découvrir des lieux, des visages inconnus. La marche est un réenchantement de la durée et de l’espace. Elle implique un état d’esprit, une humilité heureuse devant le monde, un souci de l’élémentaire, une jouissance sans hâte du temps, une expérience de la liberté, une source inépuisable d’observations et de rêveries, une jouissance ravie des chemins propices aux rencontres inattendues, aux surprises.

Je me souviens de cette scène en rentrant chez moi, il y a plusieurs années, une scène étrange. Plusieurs femmes marchent au ralenti sur les trottoirs de la rue Pierre Dupont, mais également sur ceux du Passage Dellessert. Je marche d’un bon pas et ne m’arrête qu’un instant pour les observer mais leur image reste imprimée en moi, sans doute accentuée par le contraste entre la vitesse de mon allure et la leur. Je commence aussitôt la rédaction d’un texte mais ne le termine pas, sans raison apparente, le laissant de côté, en réserve. Le lendemain, au même endroit, je croise un homme dont la démarche étrange, dégingandée, me trouble profondément. Hier la scène se reproduit exactement au même endroit, cette fois-ci avec trois hommes qui marchent à pas lents. La boucle se boucle. Je comprends enfin pourquoi je n’ai pas écrit mon texte huit mois plus tôt et je me lance dans sa rédaction, afin de le terminer. L’écriture c’est un temps qui nous fuit, que nous n’avons de cesse de tenter de rattraper, au ralenti. Mais le travail continue.

« Je marche dans la rue comme si je me trouvais assis et mon attention, en éveil, présente cependant l’inertie qu’aurait mon corps entier au repos. Je serais incapable d’éviter, par un mouvement conscient, un passant venant en sens inverse. Tout comme je serai incapable de répondre par des phrases – ou seulement même, en mon for intérieur, par des pensées – à une question posée par un quidam, croisé fortuitement, qui ferait ainsi une brève escale dans ma convergence avec lui. Je serais incapable d’éprouver un désir, un espoir, n’importe quoi supposant un mouvement, je ne dis pas même de la volonté de mon être tout entier, mais simplement, si je puis dire, de la volonté partielle et particulière de chacun des éléments en lesquels je suis décomposable. Je serais incapable de penser, de sentir, de vouloir. Et je vais, j’avance, je marche au hasard. Rien dans mes mouvements (je remarque ce que les autres ne remarquent point) ne trahit dans l’observable l’état de stagnation dans lequel je me trouve. Et cet état d’absence d’âme, qui serait commode, étant opportun, chez quelqu’un se trouvant étendu ou confortablement assis, est singulièrement incommode, et même pénible, chez un homme en train de marcher dans la rue.
C’est une impression d’ivresse à force d’inertie, de saoulerie sans joie, ni en elle-même ni dans sa source. C’est une maladie qui ne rêve même pas de convalescence. C’est une mort gaie. »

Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité.

Slow Walk à Bruxelles à l’occasion de la Journée de la danse en 2016

À l’occasion du Festival d’Automne, Rosas et le festival organisent un flash-mob au ralenti, à l’occasion duquel les participants marcheront très lentement depuis cinq points de départ du 10ème arrondissement jusqu’à la Place de la République. Là, ils pourront librement participer à un atelier My Walking Is My Dancing animé par Anne Teresa De Keersmaeker en personne.

Ouvert à tous, ce Slow Walk met en lumière la vitesse frénétique qui règne dans la ville de Paris en décélérant délibérément la cadence à laquelle chacun se déplace d’un lieu à un autre. À la fois méditation et invitation à ralentir son corps et son esprit, cette marche lente propose d’expérimenter l’espace urbain selon une nouvelle perspective

Slow Walk à Bruxelles à l’occasion de la Journée de la danse en 2016

La marche lente, est une marche vraiment très lente, en effet chaque groupe avancera à une vitesse moyenne inférieure à 5 mètres par minute, il leur faudra chacun environ quatre heures pour parcourir son itinéraire.

La slow walking (marche lente) prend naissance dans le bouddhisme. La marche en guise de méditation connaît une longue tradition dans cette religion. La méditation marchée est une méditation-en-mouvement mais aussi une méditation « du » mouvement. Elle se concentre surtout sur le corps en déplacement dans l’espace, et la prise de conscience de ce corps. Le marcheur fixe son attention sur chacun de ses mouvements, et règle en général sa respiration sur ses pas. À la différence de la méditation assise, où l’on garde généralement les yeux fermés, cette pratique est bien davantage tournée vers l’extérieur : l’expérience physique de la marche renforce la connexion entre l’individu et son environnement.

Je comprends mieux dès lors la scène étrange entr’aperçue dans mon quartier il y a plusieurs années. Plusieurs femmes marchaient au ralenti sur les trottoirs de la rue Pierre Dupont. Dans le Passage Delessert attenant est situé le Centre Kalachakra, un centre communautaire bouddhiste.

Plan du parcours de la marche du 23 septembre 2018 à Paris

La marche lente (Slow Walk) se déroulera dimanche 23 septembre, à partir de 12h. Pendant cinq heures, plusieurs groupes effectueront, au départ de cinq points distincts (Boulevard Bonne Nouvelle, Boulevard Richard Lenoir, Rue Saint-Maur, Quai de Jemmapes, Jardin Villemin) une marche lente vers le centre de la ville, convergeant simultanément sur la Place de la République, et seront invités à participer à un atelier de 30 minutes suivie d’un moment de danse, le tout animé par Anne Teresa De Keersmaeker avec l’aide des danseurs de Rosas et des étudiants de P.A.R.T.S.

Itinéraires détaillés sur le site consacré à l’événement.


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