Tout le monde a certainement remarqué que les lendemains de fête, qu’il pleuve ou qu’il neige, qu’il vente ou qu’il fasse beau, même en ce cas de figure assez rare à Paris, on n’a guère envie d’aller se promener en ville, même bien couvert, même à l’abri d’un parapluie ou en compagnie d’une amie chaleureuse ou d’une compagne aimante. Les lendemains de fête on veut juste rester chez soi à ne rien faire, à regarder tranquillement la pluie tomber et zébrer les vitres sales de notre appartement (dès qu’il fait beau je les lave), s’il y a du vent la vitre se transforme rapidement en Jackson Pollock improvisé dans la transparence.
Si on est fatigué, on s’assoit au fond de son canapé en cuir, on se souvient du temps lointains où on écoutait la musique en faisant tourner des vinyles dans le repli de sa chambre plongée dans la pénombre hivernale, sous les toits, et télécommande en main, on allume à distance la chaine hi-fi (on arrête pas le progrès) et le CD resté dedans juste avant les fêtes, se met à tourner sans qu’on le voit faire.
Tout ce qu’on a dit, ce qu’on a entendu dire, le soir du réveillon de Noël et la semaine suivante, celui de la Saint-Sylvestre, nous revient aux oreilles, en reprenant le travail, dans les couloirs de son entreprise ou de son administration, à son bureau tous les collègues qui vous saluent comme vos voisins en vous la souhaitant belle et bonne la nouvelle année, et surtout la santé parce qu’évidemment hein sans la santé rien de possible, tous ces mots creux, bien pensant mais justement sans réelle pensée, comme un vain exutoire, qui se nichent justement dans le creux pernicieux de votre oreille et l’envahissent de leur insipide mélodie.
On a besoin de changer d’air, d’entendre une autre chanson, et malgré la fatigue, l’engourdissement de nos membres, on sait bien, on le sent au plus profond de soi, il faut bouger, relancer la machine, ne pas la laisser refroidir trop longtemps de peur de ne plus la voir démarrer à nouveau. On se lève, on se vêt et on s’en va marcher en ville.
Comme Richard Brautigan le décrit très justement dans sa nouvelle Qu’est-ce que tu vas faire de 390 photos d’arbres de Noël ? : « On était à cette époque de l’année où les habitants de San Francisco se débarrassent de leurs arbres de Noël en les déposant dans le rues et les terrains vagues — enfin quoi, partout où on peut s’en débarrasser, leur faire entamer l’adieu à Noël. Tous ces arbres de Noël tristes et abandonnés me firent mal à la conscience, vraiment. Ils avaient donné tout ce qu’ils avaient pu à ce Noël d’assassinat et voilà qu’on se contentait de les balancer, qu’on les condamnait à dormir à même la rue, tels des clodos. »
Pour se promener en ville, les méthodes ne manquent pas, de manière organisée, avec un guide ou en suivant un plan, muni d’une carte pour ne pas se perdre ou suivre un itinéraire conseillé, ou au hasard, en se laissant dériver au gré de ses envies, des paysages, d’une musique, d’une couleur, d’un leitmotiv, de rencontres, des quartiers et de leur géographie (parfois même leur psychogéographie), en décidant de suivre des inconnus, de filer la métaphore en se lançant dans une filature improvisée, en allant systématiquement dans les rues jamais empruntées, en faisant tout pour se perdre en ville.
Autant de stratégies obliques qui imposent une série d’injonctions urbaines pour partir à la découverte de la ville : « Tournez à droite lorsqu’il faut aller à gauche et inversement. Marchez en ne regardant que le ciel puis en ne regardant que vos pieds. Comptez vos pas jusqu’à 100. Passez entre les gens qui marchent côte à côté. Essayez de vous souvenir d’un trajet que vous connaissez bien, dans un autre quartier, ou une autre ville, et tâché de le reproduire le plus précisément possible... »
Mais le mieux en ces lendemains de fête, même si le beau temps n’est pas de la partie, c’est de suivre Brautigan dans les rues de San Francisco et de partir à la recherche des sapins de Noël abandonnés dans la rue. Par expérience, je sais qu’on peut en trouver dès le lendemain de Noël, mais généralement la grande cohorte des épineux n’envahit les trottoirs parisiens (mais j’imagine sans mal que le phénomène est identique dans toutes les rues des villes et villages de Province, en France, comme à l’étranger) qu’au lendemain du jour de l’an. On en trouve en masse jusqu’au mois de février et parfois, mais c’est beaucoup plus rare, de très anciens arbres refont surface jusqu’au printemps, et même, m’a-t-on dit, jusqu’en été (mais ils n’ont plus dès lors la moindre épines sur leurs branches, nus comme feuillus l’hiver).
C’est ce que j’ai fait hier après-midi, lorsqu’en sortant de chez moi, sur la palier de mon immeuble, j’ai aperçu le sapin de mes voisins plantés là devant moi, dans l’attente d’être jetés aux ordures, j’ai vite attrapé mon appareil photo, je l’ai photographié et j’ai su que c’était le jour propice pour partir en quête d’arbres de Noël abandonnés dans les rues de mon quartier. J’ai pris prétexte de l’achat d’une galette à la Boulangerie Du Pain et des idées, à l’angle des rues de Marseille et Jean-Yves Toudic, pour commencer réellement mon périple, rebondissant de sapins en sapins. Je me souvenais avoir pris plusieurs photographies de sapins l’année dernière en venant déjà acheter une galette dans cette boulangerie, le sapin était toujours dans cette rue (pas celui de l’année dernière bien sûr, mais visiblement devant la porte du même immeuble que celui de l’année dernière).
Ma femme m’accompagnait et grâce à son œil perçant, dans les rues désertées par ce temps maussade, luisantes de pluie elles réfléchissaient la lumière artificielle et nous permettaient d’apercevoir plus facilement, de très loin, les silhouettes des arbres abandonnés adossés aux murs, aux poubelles, aux scooters et motos garés négligemment sur le trottoir, contre les horodateurs, les grillages et tout le mobilier urbain.
Sans les sapins, nous serions remontés après notre achat en quelques minutes à la maison, parant au plus pressé, en longeant le Canal Saint-Martin, mais là, en suivant le signal que les arbres abandonnés semblaient nous adresser, suivant leurs indications comme celles d’un parcours fléché (la flèche ayant ici la forme des conifères), nous improvisions cet après-midi là un parcours sortant des sentiers battus au sein de notre quartier, dans le 10ème arrondissement. Nous avons en effet suivis ce chemin pour le moins tordu, fait de bifurcations étonnantes, de croisements imprévisibles, de sursauts fortuits et de retours en arrière, reliant les points d’un dessin abstrait ressemblait à une guirlande de Noël : Quai de Valmy, Rue de Marseille, Rue Yves-Toudic, Rue de Lancry, rue des Vinaigriers, Rue Bichat, Rue de la Grange aux Belles, Rue de l’Hôpital Saint-Louis, Quai de Jemmapes et Rue Eugène Varlin.
C’est souvent ainsi les lendemains de fête, on marche rarement droit. Et c’est tant mieux !...
Le blog Tumblr Nos 390 photos de sapins de Noëla été créé spécialement à l’occasion du projet éditorial lancé avec Gaétane Laurent-Darbon, autour du texte et du thème de la nouvelle de Richard Brautigan, édité en 2015 sous le titre Lendemain de fête par Publie.net.