Harlem, comme le Bronx, a longtemps été considéré comme un ghetto en raison de sa forte criminalité et son imposante communauté noire. Mais le quartier n’a pas toujours eu ce visage. En traversant le quartier ce jour-là, nous avons certes vus quelques bâtiments fermés, aux fenêtres murées de parpaings en vue d’être détruits, ou réhabilités, comme cette magnifique école publique de la West 145th Street où les arbres, qui ont envahis les espaces désertés par les élèves, poussent à travers les fenêtres dont les vitres ont disparu depuis longtemps, mais nous avons surtout traversé un quartier paisible, et ses bâtiments résument bien l’histoire de l’architecture new-yorkaise.
En 1873, l’annexion de Harlem à la municipalité de New-York conduit à sa rapide urbanisation. De belles demeures, les brownstones, série de maisons alignées et identiques construites en grès rouge, qui accueillent la bourgeoisie new-yorkaise. L’arrivée du métro aérien à partir de 1880 renforce les relations avec le centre-ville plus au sud et provoque sa rapide urbanisation. Les promoteurs misent sur le quartier en y construisant de nombreux logements. Cette abondance de logements entraine une brutale et durable baisse des prix immobiliers vers 1890.
Dans le reste de Manhattan les Afro-américains sont victimes de racisme (lynchages dans le Sud des États-Unis, discriminations, dégradation de leurs conditions de vie et mécanisation de l’agriculture) ce qui précipite leur arrivée à Harlem.
La communauté noire de Harlem s’émancipe, artistes, poètes, musiciens, romanciers lui ajoutent un élan artistique, transformant le quartier en un foyer de création artistique majeur, mais aussi politique.
Héritier d’une grande histoire de luttes pour les droits civiques, certaines rues du quartier portent les noms de figures emblématiques de la culture afro-américaine (Malcom X Boulevard, Adam Clayton Powell Jr Boulevard, Dr Martin Luther King Jr Boulevard).
Dans les années 70 Harlem s’enfonce dans la crise. Après plusieurs décennies de crise et de délabrement, le quartier se transforme aujourd’hui en un quartier dynamique et attrayant, même s’il reste tout de même pauvre, avec un taux de chômage supérieur à la moyenne nationale.
La musique est au cœur de Harlem, dans les magasins de disques de jazz, sur les étals des marchands ambulants, les artistes qui jouent dans la rue ou dans les salles de concert, et les nombreuses églises du quartier.
En traversant Harlem du Nord au Sud, je pensais à ce phénomène viral qui est apparu cette année et qui emprunte le nom de ce quartier de New York. Un « Harlem shake » est une vidéo présentant un groupe de personnes, souvent vêtues de costumes, dansant de manière loufoque sur le morceau Harlem Shake du compositeur de musique électronique Baauer.
Il s’agit d’un mème internet, un phénomène repris et décliné en masse sur internet. Dans sa forme la plus sommaire, c’est une idée simple propagée à travers le web. Cette idée peut prendre la forme d’un hyperlien, d’une vidéo, d’un site internet, d’un hashtag, ou simplement d’une phrase ou d’un mot. Ce mème peut être propagé par plusieurs personnes par le biais de réseaux sociaux, de blogs, de messageries instantanées, d’actualité, et autres services internet.
J’ai découvert cette mode en intervenant au Collège d’Arthez-de-Béarn pour mon atelier sur Facebook, où les élèves étaient très fiers de me montrer les vidéos les plus étonnantes de ce phénomène viral sur Youtube, que je ne connaissais pas. Un moment j’ai même pensé que nous pourrions en réaliser un ensemble avant de renoncer.
Mais quel est le rapport avec le quartier d’Harlem, me direz-vous ? L’apparition de la danse Harlem shake qui consiste à bouger le buste sans chorégraphie ou ordre particulier, en imitant la démarche des ivrognes, d’où les mouvements désarticulés, remonte à 1981, elle est apparue dans le quartier d’Harlem à New York, elle s’appelait à l’origine albee du nom d’un habitant d’Harlem nommé Al B qui en serait l’inventeur. Mais c’est le rappeur Trevell Gerald Coleman, alias G. Dep (pour Ghetto Dependent) qui l’a mise en avant et l’a popularisée en 2001 dans son clip "Let Get It".
Le Harlem Shake est souvent associé à un mouvement de danse similaire, appelé The Chicken Noodle Soup, devenu populaire au cours de l’été 2006.
« Cette mode a même pris une tournure politique, écrivent Stéphanie Binet et Rosita Boisseau dans leur article paru dans le journal Le Monde, servant de prise de parole pour des mouvements en rébellion contre le pouvoir. Comme en Chine – sur la question du Tibet –, ou bien encore en Tunisie et en Égypte où les jeunes révolutionnaires du printemps arabe s’empoignent sur leur droit ou non à faire leur Harlem Shake.
La mode a débuté avec une vidéo postée sur YouTube par une bande d’amis japonais avant d’être repris par des skateurs australiens, dont la majorité des vidéos publiées en ligne depuis ont repris les codes esthétiques. Le scénario d’une vidéo est simple : une personne casquée ou masquée débute une danse au rythme des infrabasses de trap music (hip-hop électro du sud des États-Unis), puis est rejointe par d’autres déguisés. Les clips durent quelque trente secondes.
La mode a débuté avec une vidéo postée sur YouTube le 2 février par une bande d’amis japonais avant d’être repris le jour même par des skateurs australiens, la majorité des vidéos publiées en ligne en reprennent depuis les codes esthétiques minimaux.
Bien sûr le phénomène viral Harlem Shake n’a qu’un très lointain rapport avec le quartier de New York et avec la danse assez étrange, envoûtante et belle qui portait ce nom à l’origine, mais sa récupération et l’utilisation détournée qui en sont faites sur Internet renvoient une impression d’anomie (l’état d’une société caractérisée par une désintégration des normes qui règlent la conduite des hommes et assurent l’ordre social) que l’on retrouve dans cette danse et dans les rues d’Harlem. Et tout en marchant dans les rues d’Harlem, par cette belle journée ensoleillée de mai, cette impression de ne pas y être vraiment, car la ville s’est transformée avec le temps, apaisée, elle ne ressemble plus, malgré tout son patrimoine architectural, culturel et social, préservé, à ce qu’elle a été.
En nous promenant à Central Park, nous avions découvert une association de danseurs, la Central Park Dance Skaters Association dont les membres, tous des habitués de longue date, se retrouvent tous les week-end pour danser sur la piste de Skater’s Road du jardin. Un DJ diffuse de la musique entraînante, les danseurs (à pieds ou avec des patins à roulettes) dansent de concert, dans une bonne humeur communicative, une joie de vivre.
Et tout à coup, nous étions enfin à Harlem.