« En marchant, se fait le chemin / et tournant le regard en arrière / on voit le sentier que jamais / on ne foulera à nouveau / Marcheur, il n’y a pas de chemin. »
Antonio Machado.
Arrête ton cinéma, la tentation de dire cela à celui qui en fait trop, qui exagère, forçant le trait. Un peu comme s’il faisait l’acteur ou jouait une pièce de théâtre, sans se rendre compte qu’il n’est pas là où il croit se trouver, ne nous parle pas au bon endroit, et se trompe de personne. Comme l’enfant qui pleure pour un rien, ou quand vous lui refusez quelque chose et qu’il se met à hurler, pour exprimer sa colère, à pleurer sans larmes en inspectant discrètement votre réaction, l’air de rien, par en-dessous. Mais nous ne sommes pas dupes. Devant cette mise en scène, cette question qui revient : Qu’est-ce que voir ? Et que voit-on ? C’est sur la rétine de nos yeux que s’imprime la lumière, sensation immédiate et mise à distances des choses, dans le même mouvement, mais c’est dans la pénombre de notre cerveau que surgissent les couleurs, les mouvements, le relief et que naît leur signification, tissée d’émotions, de souvenirs et d’attentes. Jamais un coup d’œil n’abolira le regard.
Dans le train de banlieue qui file à travers les paysages urbains (champs à perte de vue, entrepôts de stockage et plateforme de flux, zones pavillonnaires), mon regard se perd à l’horizon, mi-distrait, mi-rêveur. Je me laisse transporter lorsque je lis mes yeux glissent entre les lignes du livre pour s’échapper, la dernière phrase lue encore en tête. Il fait jour mais je suis ailleurs. Le train pénètre lentement dans le long tunnel souterrain de la gare. Souvenir de cette journée de chaleur cet été-là, toutes les fenêtres du wagon grandes ouvertes, à l’endroit où le train s’était arrêté longuement, dans ce no man’s land, cet entre-deux entre l’entrée légèrement en pente du tunnel et les quais de la gare, dans cette zone où d’habitude la vitesse du train ne nous permet guère de voir autre chose qu’un labyrinthe de béton vaguement éclairé par de pâles néons, dédale de coins et recoins sombres où personne jamais ne vient que pour travailler dans l’indifférence générale, issues de secours.
Le train était resté un long moment immobile, assez pour rendre angoissants les bruits d’entrée et de sortie d’autres trains sur d’autres voies invisibles, là où le train était à l’arrêt. La lumière éteinte. L’air lourd s’infiltrait par les fenêtres. Le bruit des essieux du train était encore dans chaque tête alors que le train ne roulait plus depuis plusieurs minutes, désormais à l’arrêt complet, après avoir glissé dans un long crissement crispant. Une présence fantomatique dans l’air étouffant. Les passagers étaient muets, figés dans l’attente. Un temps en suspens qui semblait s’éterniser. Bruits d’avant la déflagration, de l’explosion. Attendre est une peur. Dans le noir le souffle de l’air porte et transforme le moindre bruit en danger. On ferme les yeux pour conjurer le sort. Retrouver le bruit de la machine ferroviaire, c’est-à-dire le mouvement, la lumière, même celle artificielle du quai de la gare, même à hauteur du sol, sortir enfin de ce trou, ce courant d’air. Cette attente.
Les dernières images que l’on garde en mémoire à la lumière du jour, avant la brutale descente dans le souterrain et le règne de la lumière artificielle, nous accompagnent à travers la gare malgré la cohue générale. La masse des voyageurs, usagers pressés, nerveux, qui tentent de s’engouffrer dans le train sans laisser descendre les voyageurs, les en empêchant en faisant corps derrière le premier qui rompt la brèche de la bienséance, tendus, essoufflés, craignant de rater leur train. Je retrouve enfin l’air libre et la ville à sa surface, entre temps la nuit est tombée. Ce qui se passe d’habitude, mais en sortant de la gare il faisait grand jour alors que la nuit était tombée depuis bien longtemps. Des techniciens installaient un dispositif lumineux préparant le tournage d’une séquence d’un film de cinéma. Il faisait jour en pleine nuit. Nous ne sommes pas conscients des mécanismes qui rendent possible ce miracle quotidien, cette réinvention, en nous, de ce que nous appelons la réalité.
Les lignes de désir est un projet éditorial à dimension protéiforme, autour d’un récit à lecture non-linéaire, l’histoire d’un homme qui traverse la ville d’un bout à l’autre, à la recherche de la femme qu’il aime et qui a disparu, dans les lieux qu’ils avaient l’habitude de fréquenter : un entrelacs d’histoires, de monologues et micro-fictions, de promenades sonores et musicales, cartographie poétique de flâneries anciennes, déambulations quotidiennes ou voyages exploratoires, récits de dérives aux creux desquels se dessinent les lignes de désir.