Dimanche 7 décembre 2025
Les désordres du présent
Contacts successifs #132

Des opérations d’écritures qui ne disent pas leur nom

Je suis en train de lire le passionnant ouvrage Copier-coller : le tournant photographique de l’écriture numérique, d’Allan Deneuville publié aux éditions UGA, que j’ai eu le plaisir de rencontrer en avril 2022 lors du Colloque Les iconothèques d’écrivain·e·s contemporain·e·s, de l’Université du Québec à Montréal. Je reviendrais plus en détail sur ce livre très prochainement. Je dois avouer que la manière qu’il a d’interroger ce geste du copier-coller, et ses implications au-delà de la simple fonction technique, me touchent personnellement, car elles font écho à ma pratique, quand j’écris avec les mots des autres. « J’écris beaucoup par le biais de la photographie, explique Allan Deneuville dans l’émission de France Culture et donc, qu’est-ce que ça change non seulement à l’histoire de l’écriture et également à la pensée, quand le fait d’écrire n’est plus le fait de faire passer une matière textuelle dans mon corps que ce soit par un crayon ou un clavier, qu’est-ce que ça produit sur cette écriture ; cela change énormément de choses. » Dans le livre, il cite en exergue du chapitre consacré à la poésie [1], cet extrait de Ma haie, d’Emmanuel Hocquard : « Quand j’étais petit, je recopiais des livres entiers ou des passages entiers de livres, que j’envoyais à mon amie. J’aurai pu lui envoyer les livres, mais je lui envoyais des copies, écrites de ma main, de livres que j’aimais. Si je lui avais envoyé les livres, je lui aurais envoyé de la littérature. Telle n’était pas mon intention. Mon intention était de lui dire que je l’aimais en lui envoyant, copiés de ma main, des livres ou des passages de livres que j’aimais. »

Place de la République, Paris 10ème, 30 novembre 2025

Bifurcations en cours

Une bifurcation est un changement de direction choisi, radical. Dans la trajectoire (d’une personne, d’un territoire, d’une société, de l’humanité…), la bifurcation s’oppose aux changements progressifs ou graduels (par degrés successifs). Bifurcations. Je croise deux jeunes hommes dans la rue à la nuit tombée, ils rebroussent chemin en arrivant à ma hauteur, puis m’emboitent le pas en marchant quelques mètres derrière moi. J’aperçois deux châssis abandonnés devant la grille de mon immeuble. Un châssis vierge, encore sous emballage plastique, et l’autre, caché en dessous, un portrait de femme peint maladroitement sur fond bleu. Bifurcations. Je décide de rentrer à pied du Fonds d’art contemporain de Paris Porte de La Chapelle, au lieu de rentrer avec mes collègues de la bibliothèque après notre visite du lieu. Sur le chemin, je ne passe pas par le même itinéraire que les dernières fois où je suis venu me promener du côté du parc Chapelle-Charbon, et je croise une ancienne collègue qui travaille à la bibliothèque Václav Havel un peu plus loin dans le quartier. Bifurcations. Au lieu de partir à l’issue du débat, comme habituellement je l’aurais fait, j’ose m’approcher de la philosophe Anne Alombert, fendre la foule des participants qui se presse autour du libraire et des autres intervenants, discutant, pour lui demander de participer au prochain numéro de la revue TINA. Et je me dis (résolution en avance pour l’année prochaine) que je vais prêter plus attention à ces bifurcations en cours afin de les noter au jour le jour dans le carnet que j’ai acheté il y a quelques mois.

Le mouvement des ombres

Se réveiller en sursaut en pleine nuit d’un rêve dont il ne reste rien, si ce n’est cette secousse sourde dans le corps, ce battement affolé qui ne sait plus à quoi il répond, dans l’obscurité de la chambre où tout paraît soudain trop vaste, trop silencieux, traversé pourtant de ces lambeaux insignifiants, un visage sans nom, un lieu sans contours, une impression fugace qui disparaît dès qu’on tente de la saisir, comme si la mémoire refusait la moindre prise, aucune image stable, laissant seulement cette sensation brute, cette violence inédite qui ne renvoie à rien, qui n’a pas d’histoire, pas de cause, juste un choc suspendu dans le vide, alors on se tourne plusieurs fois dans le lit, d’un côté puis de l’autre, cherchant une position qui apaiserait le tremblement, mais le froid de la chambre s’infiltre partout, une morsure légère, insistante, plus saisissante encore que le rêve lui-même, et ce froid devient peu à peu la seule réalité qui importe, un fil qui empêche de retomber dans l’oubli, et l’on sent qu’à cette heure tardive, ou précoce, qu’importe, il ne faut pas commencer à réfléchir, surtout pas, parce que ce serait s’éloigner encore davantage du sommeil, il faut au contraire tout lâcher, ne pas chercher à comprendre, car ce serait perdre, ce serait figer ce qui doit rester diffus, il faut laisser le rêve retomber comme une pierre dans un puits dont on n’entendra jamais l’impact, il faut laisser le corps se relâcher, la pensée se dissoudre, jusqu’à ce que, dans un glissement imperceptible enfin, quelque chose cède en nous et que le sommeil revienne, comme une nuit dans la nuit, une nuit plus profonde, plus lourde que la première.

Musée de l’Acropole, Athènes, 3 mai 2022

Arrêts sur image

Des draps posés sur les meubles d’une pièce inhabitée, à l’abandon, à Venise en Italie. La gêne de manger dans un train au milieu des autres voyageurs, à Oujhorod, en Ukraine. Une jeune femme se réfugie dans ses pensées, bercée par les mouvements lancinants du métro aérien, à Chongqing, Chine. Dans un parking souterrain, une femme ne retrouve pas sa voiture, pourtant certaine de l’avoir garée là hier soir, à Québec, au Canada. Une main serrée, dans ce geste intime et chaleureux, d’apparence banale, anodine, qui se prolonge cependant plus que d’habitude, une gêne passagère, à Podgorica, au Monténégro. Tard dans la nuit, après une longue conversation téléphonique, elle s’endort, épuisée de fatigue, tandis que son compagnon la regarde dormir en silence depuis chez lui, à Matagalpa, au Nicaragua. Des enfants se hissent chacun leur tour en riant sur la gigantesque chambre à air en caoutchouc d’un pneu de camion, à Ngozi, au Burundi. Une jeune femme s’est levée trop tôt, trop vite, elle ne se sent pas bien, léger étourdissement, dans la peur de tomber, elle préfère s’étendre sur la moquette de sa chambre d’hôtel, à Samarkand, en Ouzbékistan. Un vieil homme pose sa tête sur les rails de la voie de chemin de fer, un souvenir d’enfance lui revient, à Shimla, en Inde. La concertiste se penche très doucement sur le clavier de son piano, son geste ralenti par la tension de l’enjeu, de l’instant solennel, la nuque offerte, la tête baissée, concentrée, à Sofia, en Bulgarie. Elle repeint en rouge le mur de sa chambre à larges coups de rouleaux de peinture pour effacer toutes les traces des mauvais souvenirs, à New York, aux États-Unis. Un jeune homme essaie de rester au fond de l’eau, en se maintenant le plus longtemps possible au sol carrelé de la piscine, à Vienne, en Autriche. Au-dessus d’un pont qui surplombe le réseau autoroutier à la sortie de la ville d’Auckland, en Nouvelle-Zélande, un jeune garçon observe pendant des heures les véhicules filer sous lui. Elle se tourne à peine, esquisse un délicat mouvement de la tête vers son compagnon qui reste à distance, dans l’ombre de la pièce, à Bristol en Angleterre. Le jeune garçon traverse les champs, ses mains caressent du bout des doigts les hautes herbes, le mouvement de sa main rappelle l’ondulation de la vague, près du Lac Ladoga, en Russie. Le bras en écharpe, dans le plâtre, un cœur dessiné sur le dessus, à large trait au feutre rouge, d’une main malhabile, enfantine, à Koker, en Iran. Elle avance vers lui en silence, tout doucement, sans faire de bruit, dans son dos, pour lui faire une surprise, en posant ses mains sur ses yeux, à Lisbonne, au Portugal.

[1La poésie : désautomatiser la pratique du copier-coller

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