Vendredi 12 décembre 2025
L’écriture à l’ère de sa reproductibilité photographique
Copier-coller : le tournant photographique de l’écriture numérique, d’Allan Deneuville

Copier-coller : le tournant photographique de l’écriture numérique, d’Allan Deneuville, publié en 2025 chez UGA Éditions est également publié sur OpenEdition Books.

Le 20 novembre 2025, Sylvain Bourmeau recevait Allan Deneuville, maître de conférences à l’université Bordeaux Montaigne et auteur de Copier-coller : le tournant photographique de l’écriture numérique (UGA Éditions, septembre 2025), dans son émission La Suite dans les idées sur France Culture.

Anatomie d’un geste invisible

Le geste est si quotidien qu’il en devient invisible. On copie, on colle, un morceau d’article, une ligne de code, une phrase qu’on veut garder sous la main. Une action trop machinale pour qu’on y prête attention, sauf quand tout se bloque et qu’on réalise soudain combien elle nous est devenue indispensable.

Dans son livre, Allan Deneuville montre que le copier-coller n’est ni un appauvrissement de l’écriture ni un plagiat facilité. [1] C’est un geste neuf, un geste de capture, qui transforme notre manière de produire et de faire circuler les textes. En retraçant son histoire, l’auteur révèle non seulement une évolution technique, mais aussi des changements culturels et mentaux qui accompagnent nos vies en ligne.

D’où vient ce geste ? Pourquoi s’est-il imposé si vite ? Et que dit-il de notre époque ? Deneuville esquisse la réponse : derrière sa simplicité apparente, le copier-coller façonne une nouvelle manière d’écrire, faite de fragments, d’emprunts et de recompositions. Une écriture typique de notre monde numérique, discrète mais profondément structurante.

Redéfinir le geste : De la main qui écrit à l’œil qui capture

Le tournant photographique de l’écriture

Si l’on veut comprendre ce que fait vraiment le copier-coller, il faut cesser de le regarder comme un simple outil d’écriture. Certes, déplacer des morceaux de textes, les réassembler, les faire tenir ensemble par une couture plus ou moins visible n’a rien de neuf, Paul Valéry accumulait notes et bribes de textes. [2] Mais quelque chose s’est déplacé avec les technologies numériques. Le geste n’est plus seulement une manière de composer, c’est une manière de saisir.

C’est là que l’hypothèse d’Allan Deneuville devient éclairante, pour lui, le copier-coller est un geste photographique. L’idée peut surprendre, mais elle nous convainc très vite. La photo, écrivait André Bazin dans Qu’est-ce que le cinéma ?, a libéré les arts plastiques de leur obsession de l’imitation. À l’inverse, le copier-coller, geste photographique dans son principe, rappelle à l’écriture sa puissance d’imitation, non plus du monde mais d’autres textes. On n’écrit plus seulement pour décrire, mais on prélève, on isole, on capture des formes déjà existantes.

Cette capture n’a rien d’anodin. Elle donne au texte copié une valeur d’empreinte. Roland Barthes parlait dans La chambre claire du fameux « ça-a-été », qui garantit que l’image atteste un instant du réel. Copier-coller un passage (à condition d’indiquer d’où il vient) produit un effet comparable, il signale qu’un ensemble précis de mots a existé ailleurs, avant, dans un autre contexte. Ce n’est plus simplement un énoncé, c’est une trace, un prélèvement réalisé dans le flux incessant des textes numériques.

Pour mesurer la portée de ce geste, il faut aussi revenir à son histoire, une histoire industrielle, machinique, où le manipuler, le répéter, le dupliquer sont devenus des opérations aussi fondamentales que lire ou écrire. Le copier-coller dit quelque chose de profond sur la manière dont nous transformons aujourd’hui les mots, les idées et le réel lui-même.

Archéologie d’un geste industriel : vitesse et fidélité

La généalogie de l’outil

Le copier-coller s’inscrit dans une longue histoire de la copie. Depuis le XIXᵉ siècle, on a cherché à reproduire les textes toujours plus vite et plus fidèlement. Cette double exigence a façonné quantité d’inventions qui, d’étape en étape, ont fait glisser la copie de la main du copiste vers l’œil de la machine, jusqu’à ce geste devenu aujourd’hui presque réflexe.

Si l’on remonte cette généalogie, on retrouve d’abord le scribe, premier artisan de la reproduction, dont le travail restait lent, coûteux, fragile. L’imprimerie de Gutenberg a évidemment tout changé. Le texte s’est mis à se multiplier à l’identique, mais avec des moyens lourds et réservés à quelques spécialistes.
Le XIXᵉ siècle ouvre un autre chapitre, plus intime et prosaïque. Les presses à copier, les papiers carbone [3], puis une série de machines à dupliquer qui accompagnent l’essor administratif et commercial. Vient ensuite la photocopieuse, qui fait basculer la copie dans un régime proprement visuel. Ce n’est plus un texte qu’on reproduit, mais l’image d’un texte. Les rédactions en savent quelque chose : couper et coller viennent littéralement des ciseaux et de la colle utilisés pour monter les pages ensemble.
Jusqu’au moment où tout cela bascule dans le numérique. Dans les années 1970, au Xerox PARC, Larry Tesler imagine un geste qui deviendra universel : le copier-coller. Avec lui naît aussi l’idée du presse-papier, cet espace minuscule, temporaire, où transitent aujourd’hui des milliards de fragments. « Qu’elle est la permanence temporelle de cette mémoire volatile ? Est-elle vraiment volatile si elle peut durer des heures ? Que fait-elle pendant des heures dans mon ordinateur ? Ne pouvons-nous pas en trouver, n’en serait-ce qu’une infime trace, dans une autre couche de l’ordinateur ? »

Cette histoire rappelle à quel point ce geste, si simple en apparence, est le produit d’une longue ingénierie. Rien de naturel ni de spontané. C’est un geste conçu, optimisé, affiné. Son évidence actuelle masque la complexité de son passé et les effets immenses de sa diffusion dans nos manières de lire, d’écrire, de penser.

Les enjeux d’une pratique : Du geste individuel à la construction du réel

L’hypergeste collectif et l’éditorialisation du monde

Bien qu’il s’accomplisse seul, le copier-coller agit comme un geste collectif à grande échelle. Des milliards de personnes l’exécutent chaque jour, sans se connaître, et pourtant leurs actions s’additionnent, se répondent, s’influencent. C’est ce que le mathématicien, musicien et théoricien du jazz suisse Guerino Mazzola appelle un hypergeste. Une force commune née de gestes minuscules et dispersés, comme une improvisation collective où chacun joue sa note sans entendre l’ensemble.

Dans ce mouvement d’ensemble, le copier-coller devient un outil central de ce que Marcello Vitali-Rosati nomme l’éditorialisation : toutes ces opérations visibles ou invisibles qui façonnent l’espace numérique, qui décident de ce qui circule, de ce qui s’impose, de ce qui disparaît. Copier-coller un fragment n’est donc jamais une opération neutre. C’est un acte qui produit du réel, qui déplace des contours, qui fabrique des évidences.

L’épisode de la fausse arrestation de Xavier Dupont de Ligonnès, en 2019, l’a montré de manière inédite. Une information erronée, relayée de rédaction en rédaction, copiée, recopiée, a suffi pour construire en quelques heures une réalité médiatique. « Cette anecdote permet de rendre compte de certaines dynamiques de construction du réel par l’éditorialisation et le copier-coller. »

Cette puissance du copier-coller révèle une tension profonde, particulièrement visible à l’université. On continue de voir dans ce geste un raccourci moralement condamnable (le plagiat), sans toujours percevoir qu’il traduit aussi une collision entre deux régimes de savoir, celui du livre imprimé, où l’on valorise la propriété intellectuelle, la signature, l’original, et celui du numérique, qui privilégie le flux, le mélange, la recomposition. Entre ces deux mondes, les étudiants naviguent comme ils peuvent. [4]

Nicolas Aiello, dans son œuvre Drawing as Epistemological Tool, recopie sur des feuilles de 50 × 70 cm, « fragment d’une expression » de l’historien de l’art Aby Warburg

La poésie comme désautomatisation

La poésie contemporaine, et en particulier tout ce qui gravite autour de l’uncreative writing de Kenneth Goldsmith [5], s’est emparée du copier-coller pour en faire tout autre chose qu’un simple réflexe pratique. Arraché à son usage utilitaire, ce mouvement répétitif devient un geste poétique, mais aussi un outil critique, capable de faire surgir ce qui reste habituellement enfoui dans le flux numérique. Les poètes, en récupérant des morceaux d’Internet (commentaires YouTube, tweets perdus, messages de forums), se bricolent de nouveaux dispositifs et protocoles pour regarder autrement notre monde connecté.

Cory Arcangel, par exemple, rassemble tous les tweets contenant « working on my novel » (Je travaille sur mon roman). Une simple phrase répétée par des inconnus devient un portrait d’époque, fait d’inquiétudes et de projets suspendus. Il fait apparaître ce qu’on ne remarquait plus. Il choisit des fragments minuscules qu’il met en lumière. Ici, choisir, c’est déjà révéler.

Franck Leibovici assemble des documents poétiques qui, mis bout à bout, forment des archives de nos présences numériques. Il explore les communautés en ligne comme on observerait des façons de vivre. Il s’y emploie lorsqu’il récupère des discussions de forums pour comprendre les rituels de la séduction à distance.

Ces démarches montrent bien que la véritable habileté du copier-coller ne tient pas à la facilité du geste (tout le monde sait appuyer sur deux touches), mais à ce qui précède et suit ce geste : regarder, choisir, déplacer, recomposer. Elles nous invitent à considérer le copier-coller non comme une facilité, mais comme une autre façon d’écrire.

Penser avec le copier-coller

Le copier-coller, ce n’est pas seulement deux touches qu’on presse sans y penser. C’est un geste qui tient presque de la prise de vue. On prélève, on cadre, on déplace. Héritier de toute une culture industrielle de la reproduction, il a peu à peu transformé notre manière d’écrire en un travail de capture et de montage. En le rapprochant de la photographie, on ne cherche pas une image commode. On se donne une manière plus juste de comprendre ce qu’il fait, ce qu’il ouvre et ce qu’il trouble. Son côté indice, sa capacité à organiser des fragments et sa récupération par la poésie montrent à quel point ce geste anodin structure notre rapport au numérique.

L’arrivée des intelligences artificielles génératives amplifie encore cette dynamique. On pourrait presque voir des outils comme ChatGPT comme un « JPEG flou de tout le texte du Web », car on est face à des machines à prélever, à compresser et à réagencer des quantités immenses de textes. Une sorte de copier-coller démultiplié, devenu système. Dans cette situation, il devient essentiel d’apprendre à regarder de près ce geste si banal : comprendre ce que signifie choisir un fragment, le sortir de son contexte, lui en donner un autre. « Déplier le fonctionnement du copier-coller, écrit Allan Deneuville en conclusion, aide à la compréhension des dispositifs avec et par lesquels nous communiquons aujourd’hui, dans des rapports croisant le scripturaire et le photographique. » Apprendre à penser avec le copier-coller, c’est finalement apprendre à circuler plus lucidement dans le monde numérique où l’on vit.

[1Le plagiat est une copie qui a comme objectif de s’invisibiliser. Tout plagiat est une copie, mais toute copie n’est pas un plagiat. Le plagiat est une notion à caractère axiologique, là où la copie est une pratique d’écriture parmi d’autres.

[2Mon travail d’écrivain consiste uniquement à mettre en œuvre (à la lettre) des notes, des fragments écrits à propos de tout, et à toute époque de mon histoire. Pour moi, traiter un sujet, c’est amener des morceaux existants à se grouper dans le sujet choisi bien plus tard ou imposé. (Valéry, 1977, p. 245-246)

[3La machine de Pellegrino Turri a été mise au point pour permettre à la comtesse Carolina Fantoni da Fivizzano, devenue aveugle, « d’écrire de manière privée à ses amis »

[4Sous le plagiat, le pavé de l’authenticité : vieux mot d’ordre, qu’on aurait pu croire définitivement rendu caduc par les courants esthétiques modernes. Mais l’authenticité fait un beau retour en force, avec sa doublure : l’originalité et son pendant idéologique : l’indicible. Ces discours de l’origine, aussi vieux que Platon, s’assoient aujourd’hui sur un nouveau discours du je, riche des expérimentations de l’autofiction. (Darrieussecq, 2010, p. 21)

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