Longtemps j’ai rêvé d’avoir un jour l’opportunité de rencontrer Jean-Luc Godard, mon cinéaste préféré. « Ce qui compte dans la fiction, et dans l’idée de fiction, écrit Jacques Aumont dans Amnésies [1], l’ouvrage qu’il consacre aux Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, n’est pas la mécanique par laquelle elle nous attache (l’énigme, la question, le suspens, le que-va-t-il-arriver ?), encore moins le contenu fictionnel par lui-même. Qu’Albertine n’aime pas le narrateur et disparaisse, cela n’est qu’un incident parmi les millions de la vie amoureuse des époques et des pays ; la fiction commence avec le désir qu’à l’écrivain de ressentir dans cet incident, d’y entendre une partie de lui-même, et, par le biais de quelque chose de son corps, de nous le rendre en forme ».
Je suis venu dans son repaire de Rolle en Suisse où il est installé depuis 1977. Je ne savais pas précisément où il vivait, dans quelle rue sa maison se situait, je me disais qu’il suffisait d’arpenter le village en tous sens pour finir par trouver un indice sur la situation de son domicile, je n’espérais pas vraiment le croiser ou lui parler, je ne sais pas ce que j’aurais pu lui dire, mais l’idée de marcher dans la même ville que lui, me séduisait. J’ai passé la journée à errer en ville, en repensant à ses films.
Au moment où je m’apprêtais à rebrousser chemin pour regagner la gare, car l’heure de mon train approchait à grands pas, j’ai fini par le croiser. C’était dans la rue du Temple. Il sortait de la pharmacie qui fait l’angle, un sac de médicaments à la main, il marchait d’un pas un moins soutenu que celui de sa compagne, la réalisatrice Anne-Marie Miéville, à ses côtés.
En juin 2013, Jean-Luc Godard est en plein tournage de son film Adieu au langage, au rez-de-chaussée de sa maison, dans le petit bourg de Rolle, canton de Vaud, où le metteur en scène vit et tourne.
L’équipe technique s’affaire autour de lui, Jean-Paul Battaggia et Fabrice Aragno, « à la fois assistants, régisseurs, directeurs de production, scripts, secrétaires, costumiers, machinos, électros, monteurs, chefs opérateurs, ingénieurs du son, chargés des restos, des taxis, de l’argent et des bouteilles d’eau », tels que les décrit Olivier Séguret, dans son article Voyage chez Jean-Luc Godard dans Libération. « Dans l’espace réduit du salon-cuisine où se prépare le plan, les trois agissent et se comprennent tacitement, en souplesse, à travers ces codes communautaires, ces complicités latérales que seul le temps fabrique. Et le temps, ils l’ont pris ».
« C’est en tant que la somme de ses fictions, de ses récits, des mondes imaginaires qui ont été créés, des aperçus sur la réalité qui ont été procurés, que le cinéma a été cette machinerie de pouvoir. C’est toujours l’aspect auquel Godard en revient : le cinéma est la machine qui a eu le pouvoir de modeler la réalité, l’image du réel, pour tout un siècle (à la réserve près de la géographie, et encore : il est des peuples pour qui le cinéma n’a rien modelé, mais ceux-là n’ont pas la notion de « siècle », laquelle n’a de sens que dans une histoire qui contient l’histoire de l’art occidental). En ce sens - mais il est central et essentiel - le cinéma n’a pas succédé du tout à la peinture, encore moins au théâtre ou à la musique : il n’a pas été un art plastique ni visuel, pas un art dramatique ni rythmique ; le cinéma a succédé à la littérature, et à elle seule. Accomplissement du fantasme originaire de Godard : je deviendrai écrivain ». [2]
Robert Luxemburg reprend ces images sur Street View et les anime dans ce film :
[1] Amnésies, Jacques Aumont, POL, 1999
[2] Amnésies, Jacques Aumont, POL, 1999