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Sténographie des signes de la ville

Invasion, le film d’Hugo Santiago, sur un scénario de Jorge Luis Borges et d’Adolfo Bioy Casares, se déroule dans une ville qui n’existe pas en dehors du film : Aquilea.

Le film, entre film noir, science-fiction et anticipation politique, raconte la légende d’une ville, imaginaire ou réelle, Aquilea, ville fantomatique assiégée par une armée d’hommes en costumes gris et défendue par une poignée d’hommes en costumes noirs qui s’organisent et résistent afin de lutter jusqu’à la fin, sans soupçonner que leur combat est infini.

Le plan mural de cette ville de fiction, métropole imaginaire, est visible à plusieurs reprises dans le film, notamment lorsque certains des protagonistes préparent leur action pour s’opposer aux mystérieuses forces de l’invasion. Il s’agit d’une stylisation des alentours de Buenos Aires qu’on explore, au fil de leurs aventures. Cette ville nous apparaît dès lors telle une sorte de sténographie des signes qui suscite un double étonnement de reconnaissance et de stupéfaction en même temps pour les habitués de la capitale argentine : le célèbre stade de Boca notamment, et quelques codes urbains typiques de la ville comme son organisation en damier très répandue dans les villes latino-américaines issues de la colonisation espagnole).

Cette similarité d’Aquilea et de Buenos-Aires était revendiquée par Borges lui-même lorsqu’il parlait du film : « La création dépend d’un artifice imaginatif et non d’un registre ni de la reproduction ; c’est la distance et non la prétendue fidélité de la représentation ce qui suscite l’émotion esthétique ».

Les bâtiments du plan d’Aquilea sont représentés en perspective

La crise éclate. Des envahisseurs prennent le contrôle des lieux. Dans la ville qui se vide, la résistance à un ennemi cruel se met en place. Dans cette ville étrangement familière mais inquiétante se déploient des parcours labyrinthiques. « Cette ville n’est que ses frontières, [1] : on croirait que ses limites sont partout, et son centre, nulle part. Quelque chose se lève des profondeurs de l’inconscient : le plan de défense d’Aquilea prend des proportions métaphysiques, suivant la rigide géométrie urbanistique de cette ville qui n’est pas tout à fait Buenos Aires, ni tout à fait une autre. »

Lorsque le musicien finit par incarner Manuel Flore

Dans un bar, un musicien joue la mélancolique Milonga de Manuel Flores (musique d’Annibal Troilo, paroles de Jorge Luis Borges). Il prend en quelque sorte la place du chœur dans la tragédie grecque : « Pour les autres la fièvre / Et la sueur de l’agonie / Pour moi, Flores, quatre balles / Au creux du petit matin / Manuel Flores va mourir / Et bientôt viendra l’oubli / Le sage Merlin l’a dit / Mourir est un don de naissance ».



Invasion est un véritable terrain d’expérimentation sonore (les ambiances ont été créées par le compositeur Edgardo Cantón). À noter aussi que Don Porfirio, le chef des conjurés d’Aquilea, est interprété par Juan Carlos Paz, compositeur et musicologue, figure pionnière de la diffusion de la musique contemporaine en Amérique latine.

Fait des poussière et de temps, l’homme dure moins que la mélodie légère, qui n’est que temps. Le tango crée un passé trouble et irréel qui d’une certaine manière est vrai, un souvenir impossible d’avoir trouvé la mort au coin d’une rue, en se battant, dans le faubourg.

Invasion, comme Alphaville de Jean-Luc Godard ou La Jetée de Chris Marker, est un film en avance sur son temps, un témoignage visionnaire et prémonitoire sur ce qui va se passer ou sur ce qui a déjà commencé à prendre forme. Si Buenos Aires peut être Aquilea, si la ville réelle peut se configurer comme une ville qui n’existe pas, alors, la fiction à son tour peut être également un reflet à peine décalé de ce qui est encore en préparation.



[1Article La conjuration d’Aquilea de Gabriela Trujillo, paru dans Vertigo n° 32 en 2007


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