Google Street View a pour but de photographier, analyser, cartographier le monde entier. Le projet de Google : rendre accessible le monde entier à chacun depuis son ordinateur. Jon Rafman profite lors de ses investigations sur Street View cherchant dans toutes les images saisies par les 9 caméras de la Google Car (ce qui explique le titre du blog où il diffuse ses captures d’images : 9-Eyes) accessibles en ligne, sans filtre, avant que l’équipe de Google censure les images les plus insolites, car sa mission est de restituer un monde neutre via Street View.
Les scènes de vie saisies par Rafman racontent souvent la violence de la société moderne : prostitution, meurtre, arrestations. Certains clichés nous montrent des sites et des animaux sauvages d’une beauté stupéfiante, qui contrastent avec les scènes urbaines. Images angoissantes, drôles, indéchiffrables, tragiques, poétiques et cartes postales se succèdent sans narration. Dans tous les cas, on nous dévoile l’intimité du monde.
Las Meninas, est une série de 17 photographies nous faisant découvrir le reflet du photographe ou de la caméra dans un miroir ou le cadre d’une fenêtre. Toutes ces photographies de l’artiste espagnol Soulellis ont été prises en utilisant le vues intérieures de Street View.
Dans la chronique Ce qui nous arrive sur la toile sur France Culture, Xavier De La Porte évoque Le paradoxe de Google Street View : « Sur Google Street View, on va voir les endroits que l’on connaît, on va regarder des lieux familiers. Il est là le mystère anthropologique : pourquoi, alors qu’on a le monde à sa disposition, va-t-on voir des endroits connus ? »
Parce que cela permet de voir les lieux que l’on connaît avec d’autres yeux que les siens et sous d’autres angles ? Parce que cela rend possible d’aller revoir des lieux qu’on ne fréquente plus ? Parce que la vue ne fait pas tout et que l’expérience sur Street View est finalement assez pauvre ? Ou parce qu’avoir le monde (ou plutôt une la représentation du monde) à portée de regard, ça ne créé pas automatiquement un désir de monde et un désir d’altérité, parce que plus le monde nous est accessible, plus nous nous replions sur le connu ?
Présentation du texte :
« Chaque regard porté sur le paysage intègre les traces de l’existence passée, écrit Raymond Bozier. Nous voyons bien plus que le présent du réel nous donne ». Le regard que l’on porte sur le monde au travers des fenêtres qui cadrent un état du monde, la vision qu’on en a depuis sa maison, une chambre d’hôtel, la vitre d’un train, d’un métro.
Composé d’une suite de trente-six courts textes dans lesquels un narrateur solitaire se tient derrière des fenêtres, ce livre n’est pas un pêle-mêle d’images figées, c’est bien au contraire son unité dans la mobilité qui retient l’attention (le narrateur voyage, de La Rochelle à Paris, de Bordeaux à Chambéry, de Rome à Madrid), celle d’un regard d’une rare acuité. Fenêtres sur le monde dénonce en effet, avec une rare détermination, l’assujettissement au règne des images formatées qui nous fait oublier qui nous sommes, qui nous abreuvent d’histoires qui nous ravissent de notre mémoire propre ».
Raymond Bozier évoque dans son livre la fenêtre depuis la salle du lycée où il a son travail, la fenêtre de la pièce où il a son bureau pour écrire, celle de la cafétéria des repas de midi, le pare-brise de la voiture lors d’un trajet quotidien, les hôtels de passage. Un travail sur l’espace et les perceptions de la ville, le lien vie privée et espace public.
Extraits :
« Pourquoi les lieux sans qualité viennent-ils toujours à bout des réticences de ceux qui les occupent ? Pourquoi les résidents refusent-ils souvent de reconnaître leur laideur quand les passants occasionnels n’ont aucune peine à l’admettre ? C’est qu’à la longue, les lieux de résidence et leurs environs (quels qu’ils soient) finissent toujours par impressionner la conscience de l’habitant, par devenir comme un autre soi-même, des sortes de corps extérieurs dans lesquels on s’est réalisé jour après jour, où l’on a joué son existence (raison pour laquelle on retrouve souvent avec émotion les anciens lieux de ses souffrances ou de ses bonheurs)... Il y a aussi que nous ne nous installons jamais innocemment quelque part. Les lieux nous habitent autant que nous les habitons, nous les supportons comme les corps qui envahissent les trottoirs à heures fixes, les couleurs, la pluie qui tombe, les mouvements, les pollutions, les objets environnants, les chats, les chiens... Et notre vue se laisse plus facilement corrompre qu’elle est porteuse, sans que nous en ayons forcément conscience, d’une masse d’informations anciennes, de sensations fugitives, de bonheurs éphémères, de souvenirs... Chaque regard porté sur le paysage intègre les traces de l’existence passée. Nous voyons bien plus que ce que le présent du réel nous donne. Et le poids de cette réalité invisible pèse sur notre conscience comme le désert pèse sur le regard du bédouin, la neige sur celui de l’Esquimau... »
Fenêtres sur le monde, Raymond Bozier, Fayard, 2004/Publie.net, 2010.
« Métro aérien,
10 avril 2003, 19h45,
après l’enregistrement
d’une émission de télévision
Je suis assis près de la fenêtre. Le train surplombe le boulevard Auguste-Blanqui. Il circule en direction d’Étoile. Le ciel nuageux a des couleurs lumineuses d’après pluie. Passée la station Glacière, une double rangée d’arbres apparaît. La perspective est lumineuse. Les feuilles tendres ont des reflets d’or vert. On est à hauteur des feuillages, presque comme des oiseaux. La descente vers un tunnel nous rapproche des troncs, puis de la rue. Nous voici de retour dans la ville. On s’y enfonce même. On aperçoit un feu rouge à l’entrée du souterrain, les lumières de petits néons qui reviennent régulièrement comme des traînées blanches, des câbles accrochés à la noirceur de la paroi. On croise un autre train. Une rupture électrique provoque un flash d’obscurité. »
Fenêtres sur le monde, Raymond Bozier, Fayard, 2004/Publie.net, 2010.
Proposition d’écriture :
Combien de ces fenêtres qui ont compté pour vous vous remémorez-vous ? Depuis les chambres d’enfance, dans les maisons où l’on a vécu longtemps, ou certains lieux de passage, comme les chambres d’hôpital ou les hôtels, dans des moments de bascule, de transition, de grande émotion intérieure.
Fenêtres d’appartement, d’hôtel, de restaurant, de gare, d’ordinateur ou de téléviseur (cette autre fenêtre qui contient toutes les fenêtres), pare-brise, fenêtre de son lieu de travail, de la maison le matin quand on ouvre les volets, vitre du métro, du train, quand on regarde filer à vive allure le paysage distrait, autant d’images qui viennent du dehors, qui nous impressionnent. Les fenêtres, tout comme Street View, cadrent un état du monde.
À partir de ces fenêtres que vous portez en vous depuis longtemps, celles qui sont liées de façon extrêmement précise à une expérience ou un moment de votre vie, une heure, une saison ou une circonstance particulière, restituer dans cette suite parcellisée d’univers qui s’ajoutent sans forcément se rencontrer, par le biais de phrases concises, impressions détachées, fragment autobiographique, réflexion esthétique ou philosophique, sur des lieux dont le trait commun est leur banalité, le regard que l’on porte sur le monde.