Une série de douze ateliers d’écriture durant le premier semestre 2011/2012 des étudiants en deuxième année de Sciences Po, ayant pour but de procéder à l’écriture collective d’un récit numérique géolocalisé à partir des images de Google Street View sur Google Documents et sur le blog Le tour du jour en 80 mondes.
Google Street View est un révélateur de notre expérience du monde et de notre rapport au temps et en particulier, de la paradoxale tension entre notre indiffère,ce quotidienne aux choses qui nous entoure et notre incessante recherche de connexion et d’interaction. C’est l’occasion de porter sur Google et le monde qu’il dessine, un nécessaire regard critique, une analyse de la représentation du monde que nous proposent Google Maps, Google earth et Google Street View.
Place Saint-Sulpice, café de la Mairie - 18 octobre 1974 Crédit photographique et droits réservés : Pierre Getzler
Textes des participants 2012 :
Vingt minutes à la table d’un café. Bus 87
Les textes des participants en 2011 sont disponibles sur le site du Tour du jour en 80 mondes, entre Ben & Jerry’s en musique et Rouge, vert…
Tentative d’épuisement d’un lieu parisien
En octobre 1974 Georges Perec s’est installé pendant trois jours consécutifs place Saint-Sulpice à Paris. À différents moments de la journée, il a noté ce qu’il voyait : les événements ordinaires de la rue, les gens, véhicules, animaux, nuages et le passage du temps. Des listes. Les faits insignifiants de la vie quotidienne. Rien, ou presque rien. Mais un regard, une perception humaine, unique, vibrante, impressionniste, variable, comme celle de Monet devant la cathédrale de Rouen.
Tentative d’épuisement d’un lieu parisien est un texte de Georges Perec publié en 1975 dans la revue Cause commune avant d’être édité par Christian Bourgeois en 1982.
Extrait :
« 1 La date : 18 octobre 1974 L’heure 10 h. 30 Le lieu Tabac Saint-Sulpice Le temps : Froid sec. Ciel gris. Quelques éclaircies.
Esquisse d’un inventaire de quelques-unes des choses strictement visibles :
— Des lettres de l’alphabet, des mots « KLM » (sur la pochette d’un promeneur), un « P » majuscule qui signifie « parking » « Hôtel Récamier », « St-Raphaël », « l’épargne à la dérive », « Taxis tête de station », « Rue du Vieux-Colombier », « Brasserie-bar La Fontaine Saint-Sulpice », « P ELF », « Parc SaintSulpice ». — Des symboles conventionnels : des flèches , sous le « P » des parkings, l’une légèrement pointée vers le sol, l’autre orientée en direction de la rue Bonaparte (côté Luxembourg ), au moins quatre panneaux de sens interdit (un cinquième en reflet dans une des glaces du café). — Des chiffres : 86 (au sommet d’un autobus de la ligne no 86, surmontant l’indication du lieu où il se rend : S aint-Germain-desPrés ) , 1 (plaque du no 1 de la rue du Vieux-Colombier ), 6 (sur la place indiquant que nous nous trouvons dans le 6e arrondissement de Paris). — Des slogans fugitifs : « De l’ autobus , je regarde Paris » — De la terre : du gravier tassé et du sable. — De la pierre : la bordure des trottoirs, une fontaine , une église , des maisons... — De l’asphalte — Des arbres (feuilles, souvent jaunissants) — Un morceau assez grand de ciel (peut-être 1/6e de mon champ visuel) — Une nuée de pigeons qui s’abat soudain sur le terre-plein central, entre l’église et la fontaine — Des véhicules (leur inventaire reste à faire) — Des êtres humains — Une espèce de basset — Un pain (baguette) — Une salade (frisée ?) débordant partiellement d’un cabas
Trajectoires :
Le 96 va à la gare Montparnasse Le 84 va à la porte de Champerret Le 70 va Place du Dr Hayem, Maison de l’O.R.T.F. Le 86 va à Saint-Germain-desPrés Exigez le Roquefort Société le vrai dans son ovale vert »
Une trentaine d’années plus tard, le réalisateur Jean-Christophe Riff découvre le texte de Perec et décide de lui donner un équivalent cinématographique en adoptant la démarche qui a présidé à l’élaboration du livre. Sa caméra capte et enregistre la vie ordinaire du lieu en son absence d’événements saillants. Accompagnant ces images, le texte de Georges Perec en voix off est dit par Mathieu Amalric. S’instaure alors, dans un mouvement de va-et-vient incessant, un jeu de concordances et de décalages entre le texte et l’image qui n’est pas sans alimenter la réflexion du spectateur qui semble alors assister à une description du lieu aujourd’hui. Mais petit à petit il comprend que cette voix est d’un autre temps. Le jeu des concordances et des décalages entre le texte et l’image produit alors une nouvelle méditation et un autre imaginaire.
Extrait vidéo :
Dans L’ordinaire du regard, Jean-Paul Thibaud et Nicolas Tixier analyse la question du regard que nous posons à travers les descriptions perecquiennes de l’espace public urbain :
« Décrire la banalité de l’espace urbain, les lieux communs de la vie de tous les jours et les routines de la perception ordinaire n’est pas une expérience qui va de soi. Qu’y a-t-il donc à dire de ce qui se donne comme insignifiant et anodin ? Quel intérêt peut-on trouver à observer les faits et gestes d’une rue qui n’a en apparence rien de surprenant, d’exceptionnel ou d’exemplaire ? Comment rendre compte de ce qui est tellement familier qu’on ne le voit ou ne le remarque pas ? C’est à de telles questions que nous convie Georges Perec dans ses diverses tentatives de descriptions urbaines. Cette entreprise est d’autant plus risquée, peut être même périlleuse, qu’elle déstabilise nos habitudes perceptives et questionne l’évidence de notre familiarité au monde. Sous couvert d’un simple exercice de style, ne s’agit-il pas d’interroger l’arrière-plan visuel de nos modes d’habiter ? L’hypothèse est bien hardie, sans doute même démesurément ambitieuse. Pourtant, l’acharnement de Perec à réaliser ces inventaires infra-ordinaires, la précision et la " systématicité " des contraintes qu’il se donne, le temps et l’énergie dépensés à cette tâche, laissent pressentir l’enjeu d’un tel projet. C’est sans doute à ce prix que se démêle petit à petit le rapport entre les lieux du quotidien et le regard que nous portons sur eux. »
Tentative d’épuisement de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec est une oeuvre de Philippe de Jonckheere qui reprend le texte de Perec en y ajoutant de nombreux hyperliens.
Le 15 mai 2010, lors de la quatrième séance des ateliers d’écriture sur la ville, organisés dans le cadre de ma résidence d’écrivain, j’ai proposé aux participants de travailler sur une tentative d’épuisement d’un lieu parisien, en l’occurrence la Place Stalingrad.
Un des textes des participants à l’atelier :
Peace and Love
Maryse Hache ---- Café peace and love au bout de la rue Lafayette place Stalingrad, Paris 10°
15h30
passe un taxi occupé AP 634 TQ temps nuageux et soleilleux, en alternance feu vert passe au rouge, plusieurs fois un jeune homme, short vert, tong aux pieds, parle américain cheveux coupés courts, lunettes de soleil un jeune homme fume, debout, sur le trottoir, jeans, blouson ; je le vois de dos, juste derrière la vitre du café passent deux gendarmes, clinquants sur leur moto blanche traversent et passent devant le primeur deux jeunes filles, une brune à sweat rose et l’autre blonde à chignon un enfant avec des chaussures rouges un homme âgé, sac jaune plastique : supermarché tang, à la main gauche, il mâche. Un chewing-gum ? un homme à moustache et lunettes passe et jette un coup d’œil dans le café une moto, deux passagers, 646 E4A95 une petite camionnette RATP avec ligne verte reconnaissable, en stationnement, de l’autre côté du carrefour, angle rue Lafayette, quai de Valmy un petit garçon roux passe sur une trottinette verte temps nuageux six peupliers en contrebas une station d’autobus de l’autre côté de la rue un panneau de signalisation jaune d’or : Déviation un panneau d’interdiction de stationner, rond bleu cerclé et rayé de rouge avec, en dessous, le petit dessin : enlèvement demandé une voiture de police s’arrête au milieu de la rue, portière gauche reste ouverte, clignotement warning en courant, entrent dans le café, deux jeunes filles asiatiques, elles s’adressent au bar. une vespa LX4, vert foncé, jeune file à la conduite, capuchon rouge et casque un petit groupe, cinq hommes, au pied du panneau jaune d’or Déviation : un à casquette, un à chapeau, deux déjà chauves ; ils s’en vont. passe un camion Canter une mini manif passe : NON À L’EUROPE SÉCURITAIRE ABOLISSONS LES FRONTIÈRES passe une femme à vélo en début de manif, un enfant derrière, dans un petit siège, tient un ballon retentissement de sirène NO BORDERS passe un enfant à patinette, petit blouson à capuche mauve la manif passe un petit chien noir court sous la bannière NON À L’EUROPE un jeune homme avec Nikon photographie un homme sac en bandoulière passe la manif stationne toujours sur la gauche, le fer gris du métro aérien le 26 Gare Saint Lazare passe, publicité Pinacothèque Munch à l’arrière un homme, longue barbe grise, sac à dos beige sur l’épaule droite, traverse et rejoint le groupe des manifestants, arrêté les grandes bandes blanches obliques sur la chaussée passe un jeune homme tee-shirt marqué Memphis, bleu électrique, et un sac à dos avec sa marque Nike une publicité Yves Saint Laurent et son sigle défilent sur un panneau un homme sort du café, seau serpillère, échelle aluminium, laveur de carreau du moment maxi manif de voitures de police, gyrophares allumés, j’en compte 14 pour l’instant, qui suivent les manifestants quai de Valmy ; j’en compte 25 maintenant une bouteille de Schweppes, étiquette verte et jaune, sur une petite table du bistrot, en terrasse encore une voiture de police, retardataire une voiture camionnette blanche remorque une voiture rouge bus 26 car Suzanne, bleu voiture de la poste jaune Arrêts fréquent ; elle roule une cabine téléphonique sur ma gauche passe une Volkswagen rouge 4509 KV 93 passe un 26, toujours Munch passe, au loin, une voiture municipale, transporteuse d’eau dans un grand réservoir et qui abreuve les arbres ? qui nettoie les trottoirs ? la vitrine de Mac Donald, de l’autre côté, en transversale passe un jeune homme boitillant, écouteurs aux oreilles, sac de sport orange et vert sur l’épaule droite un peu au-delà, de l’autre côté du quai de Valmy, la façade vitrée d’un immeuble avec reflets des arbres un homme passe, à cheveux blancs, lunettes, veste de peau, sac sur l’épaule, se mouche un jeune homme traverse, dans la main gauche, petit paquet enveloppé dans un sac plastique noir fin genre sac poubelle, et une petit papier blanc peut-être la facture de ce qu’il y a dans le paquet un cycliste attend au carrefour de pouvoir passer un 26, gare Saint Lazare Gare de Lyon, publicité Copie conforme avec rouge à lèvres couple traverse, elle cheveux courts teints en blond, lunettes cerclées noir, lui main dans le dos, elle lui tient le bras ; dans la main droite, sac à mains noir et sac noir ; tous les deux habillés de noir quelqu’un téléphone dans la cabine derrière la cabine un panneau publicitaire ; je vois du jaune un métro passe, aérien un magasin là-bas, à gauche, La Générale d’optique le café d’en face : La Pointe Lafayette une sirène : les pompiers passent une femme pousse une poussette vert pomme dans laquelle se transporte un bébé la Supérette Lafayette, fruits et légumes à l’étal des jeunes gens accoudés aux grilles une sirène de police le laveur de carreau temporaire lave le carreau, à ma gauche le plafond du café est rouge avec des ligne noires un escalier de fer gris, qui mène au métro aérien passe une femme en boubou jaune à grands motifs de cercles bruns un jeune homme passe, baguette de pain emballée dans la main gauche, sac de toile vert clair en bandoulière un 26, Munch un graffiti tag rose sur le mur d’un bâtiment, quai de Valmy pause ; je bois un jus de tomate passe une femme, cheveux gris, manteau marron, canne à main droite une femme s’installe à une table du café, brune, cheveux longs, chaussures à talons hauts, manteau crème, elle boit un coca-cola à la paille, au majeur de la main droite, elle porte deux bagues, une à grosse pierre verte, l’autre à grosse pierre de lune, elle a posé au sol un petit sac à main de paille tressée rose camionnette en arrêt carrefour, elle attend son tout pour tourner la bouteille de Schweppes est maintenant par terre ; je ne l’ai pas vu bouger sirène enseigne, rouge blanc et noir : Facom, en majuscules le 26 dans l’autre sens une sorte de petit autel à mégots sur le trottoir du peace and love le soleil se cache passent les nuages vole une petite graine d’arbre, en étoile sur des plots en béton, graffitis roses panneau de signalisation Voie pompiers Accès secours une Renault grise, une Peugeot bleue, une Mercedes noire,, les unes derrière les autres, en attente de tourner vers le quai de Valmy une femme à vélo, petit foulard vert pomme autour du cou, et deux enfants, chacun à vélo, à la queue leu leu ; ils s’arrêtent devant le café La Pointe Lafayette passent trois femmes âgées, cheveux teints en blond, l’une porte une veste en fausse peau de léopard le laveur de carreaux lave toujours un 26 un couple à lunettes de soleil, la femme, mains dans les poches, sac à dos en cuir, l’homme pousse la poussette, sac à dos bleu sade écrit en bleu sur fond blanc d’étiquette posée sur une camionnette blanche ; qu’est-ce passe un garçonnet, dribblant un peintre, en bleu de travail à taches de peinture blanche, poche plastique dans la main gauche une femme, sac Lidl à la main droite, traîne un caddy de la main gauche, l’air soucieux et grave, la tête enveloppée dans un grand châle à paillettes roule un métro, aérien 26, direction gare Saint Lazare un autre, juste derrière, vide un cycliste un petit chien au bout d’une laisse tenue, main gauche, par un homme à cheveux gris, blouson noir, il traîne un caddy main droite une jeune fille, chaussures rouges, robe noire à bordure rouge, talons hauts rouges, rouge à lèvres rouge, entre dans le café un homme traverse le carrefour, teeshirt rose et patins à roulettes sirène 13 petits cars de police passent sirène 6 camionnettes de police passent un quad vert pomme va tourner on me fait signe ; l’heure est passée