Vases communicants : Franck Queyraud. En savoir plus sur les Vases communicants et sur mes textes écrits à cette occasion depuis le début de l’opération.
Je ne sais pas d’où ca vient mon envie d’aller à San Francisco. Parce qu’après tout, même s’il paraît que le monde s’est raccourci, c’est tout de même très loin, que San Francisco. Je ne hais pas les voyages ni les explorateurs comme cet énigmatique Claude Lévi-Strauss, mais il est vrai que je partage tout de même avec lui, ces phrases : « Qu’il faille tant d’efforts, et de vaines dépenses pour atteindre l’objet de nos études… » me décourage. Toutefois, malgré tout, je ne sais pas d’où ca vient cette envie d’aller là-bas, tout comme cette autre envie d’aller à Tokyo, sans doute pour d’autres raisons. Il y en a un ou une qui a dit que ça venait de l’enfance, que tout venait de l’enfance. Suis un poil sceptique…
Suis issu d’une famille de non-voyageurs, des casaniers routiniers. Vous avoue que pour que je bouge de mon arpent de terre, il me faut davantage que de l’exotisme ou du changement d’air ou un pont suspendu (encore que pour le pont…). Une maison bleue, j’en ai construite une pour ma fille et peinte en bleue. La maison, pas ma fille. J’ai pourtant souvent changé d’arpent de terre. Une fois décidé, je pourrai faire tous les voyages. En fait, ce qui m’embête, ce sont ces temps très compartimentés. Moi, j’aime les nuages qui circulent sur la terre entière et s’il était possible de s’assoir au bord d’un cumulus et de se laisser dériver pour une circumnavigation autour du globe, cela me rendrait le plus heureux des hommes.
Est-ce que les hommes et les femmes de San Francisco ont des coutumes différentes des miennes ? Est-ce pour cela qu’on voyage ? Découvrir ? Se découvrir ? Après quoi courrait Bruce Chatwin ou Nicolas Bouvier ? Ce qui m’embête réellement, ce sont ces temps très compartimentés, de nos vies. Il y aurait le temps du travail et le temps de la famille, un temps public et un temps privé ; le temps où l’on voyage serait un temps de loisirs. Il faudrait donc avoir des temps très différents pour avoir le sentiment de vivre. Des temps de loisirs ? Je n’ai jamais compris tous ces temps et j’ai en permanence tout mélangé, pour vivre aux temps de l’indicatif, énorme continent déjà. Et l’arrivée inopinée du temps d’Internet et de ses flux permanents ne m’a pas le moins du monde perturbé, bien au contraire : voici venu le temps de l’ubiquité, qui se moque des frontières. Bescherelle ne le connait pas.
Avec les sentiers du Web, j’obtenais la légitimité de mon grand mélange des temps, des temps publics, privés, de loisirs, de travail… que sais-je, encore ? Me suis donc dit que comme Pierre revenait de San Francisco, je pouvais préparer mon futur voyage vers la maison bleue, enfin celle de San francisco. D’où cette première image :
Voulais voir ce que le moteur de recherche, né pas loin de San Francisco, nous proposait comme symbole de cette ville : le pont. Le fameux pont suspendu. Et puis, un tramway descendant ces célèbres rues pentues, à vous donner le vertige. Je suis d’une génération où Les Rues de San Francisco ont baigné notre enfance : il y avait Karl Malden que je révérais et Douglas junior… je regardais, j’aimais le générique, la musique. Je ne me souviens pas du tout de tous ces épisodes. Voici le générique de l’épisode « Le timbre de la mort » :
J’ai dû voir cet épisode : le sixième de la deuxième saison si on en croit celui ou ceux qui ont méticuleusement saisis cette information sur la fiche de Wikipedia. Pour quelqu’un comme moi qui un jour, aurait envie de partager un texte dans ces vases communicants. Incroyable quand on y pense. En 1973-1974, date de sa diffusion, j’avais entre 8 et 9 ans et je passais ma vie devant la télé ou dans le jardin de mon grand-père, pour lire ou manger des fraises, des framboises, des cerises ou de ces sortes de grosses groseilles que l’on appellent des groseilles à maquereau (« petit fruit, vert, ambré ou rouge-violacé, légèrement pubescent. Les baies contiennent 12 % de sucre « inverti », de l’acide citrique, de l’acide malique et des pectines.) que je n’ai jamais réussi à retrouver pour les faire pousser dans mon jardin, maintenant que je suis devenu aussi jardinier, amateur… tendance Čapek… Imaginez un jardinier nomade : comment il fait avec son arpent de terre, pour le transporter avec lui ?
Je vous parle de baies et m’éloigne de mon sujet : San Francisco et sa baie. Alcatraz et sa prison. Autre cliché et autre film : L’évadé d’Alcatraz en 1979, film de Don Siegel avec Franck Morris dans le rôle de Clint Eastwood. Non, pardon, c’est l’inverse. J’étais fasciné par ce film. L’ingéniosité employée pour s’évader de cette prison modèle. Et ce Frank Morris et les frères Anglin dont tout le monde perdit la trace… J’avais 14 ans. Nous vivions en France sous le règne de l’accordéoniste de l’Elysée, variation sur le mode du charmeur de serpents. Des serpents, nous leur ressemblions un peu. Je portais des sous-pulls orange ou vert prune, et je me souviens que je ne les aimais pas. Je commençais à découvrir la musique – le rock - et les mouvements de contestation américains contre la guerre du Vietnam. De Berkeley. De la beat génération et de Hendrix. Découvert plus tard, le Live at Berkeley datant de 1970. Le Voodoo Child est pour moi associé à cette région, cette ville et cette époque :
Il y a toujours cette sensation bizarre de bien-être quand j’entends cette musique, ce style de musique. On peut être d’un pays. On peut aussi être d’une musique. Non ? Peut-être parce que mon initiation musicale à débuté là : Hendrix, The Doors, et très vite le Zeppelin… San Francisco, à tort certainement, est associé à ces musiques, et ces écrivains et auteurs de science-fiction que je lisais à cette époque… contestataire… Il aura fallu des Sigur Ros, des Cinematic Orchestra ou des Ez3kiel pour me sortir musicalement de cette époque… associés eux à d’autres terres, vastes étendues silencieuses, de lacs et de lumières assoupies… compagnons de mes flâneries, désormais… Mais je m’égare de nouveau… vous voyez, pas besoin de prendre l’avion… mon syndrome lévi-straussien revient. Pour préparer ce futur voyage, je googlemapais et streetais ensuite sur San Francisco et voici la première image que je vis en déposant le petit playmobil jaune sur la carte et me retrouvais miraculeusement au cœur de la cité, dans les rues. Les rues de San Francisco.
Je vous avoue que je n’ai pas senti le dépaysement, de suite. J’ai mis un peu de temps à circuler dans les rues, à m’orienter pour arriver ici :
Moi, j’aurai bien voulu, tout de suite voir le pont mais je ne savais pas quelle direction prendre, et puis, soyons franc, ça ne me plaisait pas trop ce google street, et ça me gâchait mes souvenirs imaginaires, et j’étais à un carrefour avec des autos comme dans n’importe quelle ville, et je n’étais pas du tout dépaysé, et je commençais à m’ennuyer, et j’avais finalement envie de faire comme Colomb ou presque, prendre une caravelle (enfin, il ne vole plus non plus celui-là), et me perdre en arrivant, en pensant que j’étais arrivé au bon endroit mais en fait, pas du tout.
J’aime bien me perdre… alors comme en même temps, ce temps qui n’est pas compartimenté sur Internet, je jetais de temps à autre un regard sur mon tumblr où je suis, suis abonné à quantité de blogs d’images et de photographies, je tombais sur ce pont :
Qui avait un bel air de pont de la fin du monde. Et je me disais que mon billet pourrait se terminer là, à ce moment, un jour, où la grande secousse : The big One, arriverait. C’était prévu… par les géniaux ingénieurs, comme les appelaient le cher Boris. Oui, Boris, tout comme toi, je voudrais pas crever, avant, avant d’avoir aperçu, Oui monsieur oui madame, moi le jardinier jovial, attaché à son arpent de terre, la silhouette du Golden Gate Bridge. En attendant, le rouge-gorge tentait de siffler la chanson très connue sur le toit de la maison bleue de ma fille.
À lire sur le site Flânerie quotidienne de Franck Queyraud mon texte : Les assis.