| Accueil

Exposer à Beaubourg, niveau quatre ou cinq, une machine au mécanisme visible, occupant un espace vaguement cubique de trois mètres de côté, toutes pièces en bois (sauf une) et quelques ficelles, ni métal ni électricité, mais : engrenages, arbres à cames, poids, contrepoids, articulations, bras. Le visiteur vient avec une feuille de papier, il peut pousser l’extrémité d’un des bras. Cette impulsion va alors actionner tout ce système compliqué et grinçant, incertain, dans lequel on devine quelques pièces habilement sélectionnées puis placées qui sont inutiles. Selon la force appliquée par le visiteur, le mouvement durera plus ou moins longtemps, disons trois à cinq secondes, la force donnée en impulsion d’entrée remuera les engrenages, roues, balanciers, les ficelles et leurs mouvements hasardeux, propulsera au petit bonheur d’autres éléments, et sera finalement transmise en sortie à l’extrémité d’un autre bras dans lequel sera enchâssé un stylo (plume ou bic), traçant, geste lent erratique, désordonné sur le papier apporté par le visiteur et qu’il aura placé à l’endroit indiqué, quelque chose, traits, courbes, traces, un signe, une rature, une signature, unique. Signature fabriquée par cette machine, qui produira donc des œuvres signées toutes différentes, la signature sera l’œuvre, et inversement, la signature sera la preuve de l’œuvre, et donc sa valeur.

Des questions délicates se posent alors : la signature seule est l’œuvre, produite par la machine, le papier devant être fourni par le visiteur. Si le visiteur est un artiste qui apporte une de ses œuvres, à qui appartient l’œuvre signée par la machine ? La machine peut-elle revendiquer les œuvres qu’elle signe, ou est-ce l’artiste qui a construit la machine qui seul peut prétendre être l’auteur ? A qui appartient la signature, qui est l’œuvre, s’appartient-elle ? Il y a de fortes chances que l’artiste délègue la fabrication de la machine à un ouvrier qualifié, un ingénieur et un ébéniste : à quelle part des œuvres produites pourront-ils chacun prétendre ? Je n’aborde pas la question plus épineuse encore qui concerne l’auteur de ces lignes qui, ayant si finement décrit la machine, serait bien en droit de quelque chose. J’évite enfin de parler de la source d’inspiration de ce texte, je pille en silence. Silence aussi sur l’éventuel blog qui accueillerait ce texte, l’administrateur-blogueur l’ayant mis en ligne pourrait aussi avoir son mot à dire, sa part à réclamer. Si, une dernière chose encore, importante, c’est à propos de la vente des œuvres (les signatures). Un tampon devra certifier l’unicité et la provenance des signatures, et la provenance et la qualité de l’encre aussi (mais pas du papier évidemment). Ce tampon sera standard, posé par le visiteur lui-même ou par un médiateur culturel (pour éviter tout problème d’ego on évitera de laisser apposer le tampon par un artiste invité, un acteur connu, une star d’un jour, ou un chef d’entreprise ayant privatisé l’étage pour une soirée au Palais de Tokyo si l’on imagine que la machine est finalement montée là-bas, ce qui serait plus dans l’ordre des choses, et non à Beaubourg, si tant est que l’art souffre un quelconque ordre des choses). Bref ce tampon servira, à la sortie du musée : pour vendre l’œuvre à un stand de dépôt-vente qui s’empressera de les revendre aussitôt au musée, à un autre musée, à un investisseur, sur place aux touristes devant le musée entre le jongleur et le cracheur de feu (si nous sommes à Beaubourg), à Drouot, ou, en dernier recours, sur eBay. Mais que possédera l’acheteur ? En tous cas jamais le geste créateur de la machine.

Cette machine à signatures est inspirée par l’intervention d’Hadrien Laroche sur Marcel Duchamp, dans Inculte #18.

Texte écrit par Joachim Séné qui invite chez lui un de mes textes dans le cadre du projet des vases communicants : « le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. »


LIMINAIRE le 06/11/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube