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Vases communicants

Vase communicant : déboîtements...

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Le soir, pour passer de Malakoff à Montrouge il vous suffit de traverser l’avenue Pierre Brossolette. La neige grise (la première fois c’était décembre et même si depuis il y a eu d’autres saisons vous avez gardé l’hiver qui revient vite) se mêle à la pierre meulière, aux briques rouges, au métal et au béton de la petite couronne. Vous n’êtes qu’à quelques stations de la Porte d’Orléans, quinze minutes de marche ce n’est rien. Vous sortez les écouteurs mais voilà le 194 qui arrive. Vous faites demi-tour. Avec d’autres que lui, sûr que vous arriveriez à bon port mais le 194, on dirait que vous y êtes abonné, qu’il n’attend plus que vous pour démarrer. La première fois vous écoutiez de la musique klezmer, et comme elle vous a porté chance, vous ne l’écoutez plus que là. Le tapan d’abord et la clarinette ensuite vous ont tous réuni sous l’abribus, ceux qui descendent, montent, se poussent, avancent, reculent, se serrent, s’agrippent et les mots qui en vous vont et viennent. Un tuba se pointe, animal un peu lourd qui fait tanguer le bus dans les ornières et les gens de partout, comme le klezmer les gens, musique qui voyage, des gens des quatre coins jetés aux quatre vents. La musique va son train, le piano est entré dans la danse depuis quelques mesures déjà et emporte ce que les yeux veulent voir, ce que les oreilles n’entendent pas, le dehors, les bouches qui s’ouvrent sans plus d’air parfois, dysphorie, rubato, instabilité, dissonance, des gens de partout. Vous n’êtes pas dans un film avec bande-son non, encore moins dans un clip mais dans la tension klezmer du jour avant qu’il ne cède la place. La musique s’applique pourtant mal aux flux ici, aux gens bringuebalés dans le bus, aux autres qui ont remonté le col de leur manteau, tous ceux qui, dedans dehors pareil, vivent des tronçons, avec ou sans musique, avec ou sans klezmer.

À chaque fois la même chose : vous aimeriez arrêter le 194 et demander aux nombreux assis-debout d’où ils viennent, au moins vingt nationalités sans compter ce que le klezmer a traversé comme frontières. Vous vous posez cette question alors que le bus se rapproche de la Porte d’Orléans, le péripafluide en bas sous le pont, et tandis que des gens de partout côte à côte et serrés-serrés se sont retrouvés là sans avoir eu vraiment le choix d’être ensemble réunis. Mais ces gens qui ne se diront peut-être jamais rien, répondraient-ils à vos questions ? Si jamais vous veniez à demander au chauffeur d’arrêter le 194 avant le terminus, vous répondraient-ils ?

Certains diraient non, se rebelleraient, trouveraient la plaisanterie pas drôle du tout, demanderaient au chauffeur d’ouvrir les portes, ils voudraient descendre du 194 et rejoindre au plus vite la Porte d’Orléans maintenant qu’ils viendraient de comprendre que ce type avec son klezmer dans les oreilles n’a plus qu’une idée en tête : leur demander d’où ils viennent alors que la seule chose qui les intéresserait à cet instant précis serait de poursuivre ce trajet, d’aller droit devant, de retrouver des gens aimés sinon connus, d’oublier les briques rouges de la petite couronne, d’accéder aux quais de la quatre et de se placer au bon endroit pour marcher le moins possible lors de la correspondance à Denfert ou à Châtelet. Tout sauf répondre à une question comme ça qui ne ferait que rouvrir ce que le 194 semble avoir mis comme entre parenthèses. Alors ils diraient non ou bien se demanderaient c’est qui celui-là, qui est-il pour nous imposer ça et sa question est si impertinente, mal placée, inconvenante, blessante, impudique aussi peut-être et de l’impudeur on s’en méfie maintenant nous, et puis que sait-il du voyage, croit-il vraiment que nous voyageons ici dans le 194 ? Non ce n’est pas un voyage, diraient-ils, mais un déplacement, d’un arrêt sur la ligne du 194 jusqu’à la Porte d’Orléans et ce qui nous importe c’est remplir ce bus puis nous engouffrer dans la quatre, comme quoi on ne peut pas parler de voyage, diraient-ils encore, le voyage c’était avant et ça fait longtemps qu’il a été renvoyé aux calendes grecques. Il y aurait sûrement un blanc. Chacun attendrait une décision. Elle viendrait de cet homme ou de cette femme que vous n’auriez pas remarqués, un Coryphée qui serait parvenu à s’extraire des corps serrés et vous dirait gentiment que c’est du transport monsieur pas du voyage, voilà monsieur, du transport en commun, avec le mouvement autour de nous mais plus rien à regarder qu’on ne connaît déjà, et nous dedans qui nous concentrons pour nous faire de la place et que tout le monde puisse tenir debout mais du voyage non, alors pourquoi revenir au pays, justement là et maintenant, pourquoi nous faire parler du pays quitté alors que le 194 est bondé et qu’il n’est plus qu’à trois ou quatre minutes de son terminus ?

Vous ne sauriez pas répondre, le klezmer vous empêcherait d’entendre distinctement les reproches.

Toutes les photos ont été prises sans appareil dans Street View (malheureusement pas en hiver). Le morceau, Oh Daddy That’s good, est de Yom qui, dans New King Of Klezmer Clarinet, rend hommage à Naftule Brandwein, l’un des plus importants et originaux clarinettistes de l’histoire de la musique klezmer.

À lire sur le site de Christophe Grossi, déboîtements, mon texte : Transparente évidence


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