Vases communicants : Angèle Casanova (Gadins et bouts de ficelles).
En savoir plus sur les Vases communicants et sur mes textes écrits à cette occasion depuis le début de l’opération.
« Voir Bobigny – Il n’y a rien à voir à Bobigny. – Pourquoi, ça n’existe pas ? – Si, ça existe, mais il n’y a rien à voir. Ça ne vaut pas la peine de se déplacer. – Si ça existe, on doit voir quelque chose, une réalité comme une autre, comme un désert, comme un campement d’Indiens, comme une montagne, comme un glacier… – Non, rien à voir, rien qui figure dans les guides touristiques, ni dans les inventaires du passé, ni dans les annales de l’histoire, ni dans les encyclopédies des choses rares.
– Une réalité trop nouvelle pour être déjà répertoriée. Voyons, qu’est-ce qu’il y a à découvrir quand il n’y a, dit-on, rien à voir ? »
Jacques Gaucheron, La Ballade de Bobigny [1]
Le quartier de l’Abreuvoir, j’y travaille. Mes pieds connaissent le chemin. Mes mains savent sous quel angle et quand tourner le volant dans le dédale des rues à sens unique. Le bus passe devant le bâtiment qui abrite la bibliothèque, et puis file jusque chez moi. Une ligne sinueuse entre deux lieux que j’habite. Mais une ligne tout de même. Même virtuelle, elle existe, ponctuée d’arrêts de bus, de descentes de passagers. Elle existe, et concrétise ce cheminement mental qui me mène, tous les jours, d’Aulnay à Bobigny en passant par Bondy.
Au bout du chemin, la bibliothèque. Elle fait face au centre-ville. De là-haut, on voit la silhouette des tours. Elles semblent agglutinées. New York pour de faux. Nous serions dans le Bronx, et nous aurions vue sur Manhattan. Entre les deux, un abîme. Un bras de rivière. Mais New York est loin. L’autoroute joue le rôle de la Harlem River, et le Bronx a pour nom l’Abreuvoir. Les tours sont comme une mèche oubliée par le coiffeur. Epi rebelle, poussé à la va-vite, sans harmonie, dans un élan vitaliste qui le pousse vers le haut. Les grues sont toujours là. La construction se poursuit. Sans fin. Le centre-ville s’élève sur un plateau. Les gens y marchent en hauteur, sur les dalles, traversent les passerelles, du pied de leur tour au centre commercial ou au métro. Le plancher des vaches, jusqu’à ces dernières années, n’abritait que des parkings, ne servait qu’à circuler en voiture. Mais, petit à petit, le centre retrouve son horizontalité. Les rues sont réinvesties. À grands coups de bulldozer.
Le quartier de l’Abreuvoir semble ne pas exister sur le même plan. Il n’a jamais quitté son plancher des vaches. Les lotissements des déshérités du début du XXe existent toujours, sous le maquillage. Les terrains ont été viabilisés, les cahutes rasées, camouflées, restaurées, mais le Nouveau Village est toujours là. Au fond. Derrière. Même si. Les grues gagnent du terrain. S’approchent de plus en plus. D’année en année. Quand gagneront-elles ce bout de la ville, coincé entre l’autoroute et le pont de Bondy ?
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Au début, je ne le remarque pas. Un usager comme un autre. Enfin. Un peu moins qu’un autre. Léger agacement. Il ne me dit pas bonjour. Pose juste ses livres, tourne les talons, et part dans les rayons. A son retour, même manège. Il pose ses livres et sa carte sur la banque de prêt. Il attend. Je le regarde. Crispée. J’enregistre ses livres. Il part. Je lui dis au revoir. Il ne répond pas. Ma collègue me prévient. Il a un problème. Je hausse les épaules. Passe à autre chose.
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L’Abreuvoir sans les gens. Un oxymore, à tout le moins. L’Abreuvoir sans les gens, c’est étrange. Un peu comme le Brasilia en chantier de L’homme de Rio. Ou le Londres sans Londoniens de Chapeau melon et bottes de cuir. Trop cher, le casting. Alors, on s’en passe. Idem ici. Je viens tôt, avant d’aller travailler. Je profite d’une belle lumière de printemps. Les enfants sont déjà à l’école. Les adultes au travail. Les voitures s’égrènent le long de l’avenue Édouard Vaillant. Alors, la ville sans les gens. Juste moi. Juste elle. Je me promène. Je réfléchis. A comment vous expliquer. A comment vous présenter. Ce quartier que je connais à peine. Mais qui m’intrigue. Ce quartier dans lequel je travaille. Dont je connais la population quand elle fréquente les bibliothèques. Ceux qui n’ont pas peur de franchir le pas. De passer la porte. De monter l’escalier. De faire leur choix. Et de le faire vivre, quelque part, dans une de ces tours, dans un de ces pavillons. Quelque part. Un livre. Sur une table de chevet. Se souvient de mes doigts. De mon geste démagnétiseur. De la main tendue. Du sourire à la personne adressé. Quelque part. Il n’est pas perdu, il reviendra. Et en attendant, il vit, d’une vie que je ne connais pas. Il vit. Il se corne. Il se gondole à l’humidité. Il s’imprègne d’odeurs domestiques. Quand il me reviendra, il sera autre. Je le reconnaîtrai, mais il sera autre. Il sera plus lourd aussi. Du poids de la vie. De ce quartier. Des gens qui y vivent.
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Le jeune impoli revient. Presque tous les jours. Il ne dit rien. Persiste. Mais il emprunte des livres à chaque fois. Quelque chose m’intrigue. Retient mon attention. Quoi. Je n’arrive pas à cerner ce qui ne va pas. Il vient. Raide. Lèvres pincées. Il sort de son sac les livres empruntés la veille. Il tourne les talons. A chaque fois. Mais quelque chose. Là. Sous mes yeux.
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La journée commence. Je traverse au ralenti le cercle quasiment parfait de la place de l’Europe. J’y entre comme une flèche dans une pomme. Je la blesse peut-être. Au bout de la rue, je tourne à droite puis à gauche. Je me gare devant l’école Vaillant, près de l’arrêt de bus. Les Bernardins m’attendent. J’ai mis du temps à le trouver. Au tout début, j’ai fréquenté un autre café. Je ne m’y sentais pas à l’aise. Les regards en coin. Les trucs tombés du camion. Les cabas dégorgeant de costumes cheap marchandés sans discrétion. Les vous avez de beaux yeux. Alors un jour j’ai essayé les Bernardins, rue d’Odessa. Là aussi, que des hommes. Mais l’ambiance est différente. Les Bernardins. Son patron maghrébin. Jeune. Sympathique. Je m’y sens bien. Même si les hommes y palabrent des heures, et que je n’y ai vu qu’une seule fois une autre femme. La baie vitrée est parsemée de médaillons dessinés en transparence, d’une rusticité touchante. Sur l’un deux, une femme gironde avec robe à ballon brandit d’un bras boudiné une chope de bière. Les autres, je ne les regarde jamais. Mais je m’attarde à chaque fois sur celui-ci, sur la poitrine gonflée, le sourire esquissé, le bras levé de la donzelle. Au-delà de la baie, Goodyear, Michelin et Dunlop. Le garage de voitures d’occasion. Ville de Bobigny, le panneau. La tasse en l’air, le livre en main, j’envisage ma journée. Les yeux voilés.
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Harry Potter. Tome 3. L’histoire du XXe siècle en Découverte Gallimard. Les années 20. Le cycle de Cyann. Tome 2. Les jours se suivent et se ressemblent. Jusque dans ses choix de lecture. Je finis par me rendre compte. Qu’il suit une logique. Toujours les mêmes séries. Le même ordre. Quand il a fini, il recommence. Comme un disque rayé. Raide. Il vient. Il pose ses livres. Il tourne les talons. De temps en temps, il me demande un truc. Les yeux au sol. Sur un ton monocorde. Abrupt.
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Le marché Édouard Vaillant, je n’y suis jamais entrée. Je passe tous les jours devant le bâtiment, bas, gris béton crénelé. Je ne manque jamais de scruter la fresque qui orne sa porte principale. Je le contourne au ralenti les jours où il bat son plein. Je slalome entre les piétons et les camions. Et pourtant, je n’ai jamais goûté sa vie. Je suis fidèle. À mon marché. À ma ville. Et j’aime le mystère d’un marché jamais fréquenté. Je me contente de tourner au coin de la rue pour refaire le tour du pâté de maison. Parce que, les jours de marché, je ne trouve pas de place pour me garer. Alors, je tourne. J’évite. Je clignote. Et je regarde l’entrée du marché. Du coin de l’œil. En me disant qu’un jour, j’irai.
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Je m’habitue à ses manières. Petit à petit. Je ne m’en formalise plus. Je lui parle. Comme s’il me répondait. Même s’il ne dit rien. Je comble les vides. Je commente l’enregistrement des livres. Et puis, un jour, je le regarde s’éloigner. Il a dû aller chez le coiffeur. À l’arrière de son crâne, visible, une cicatrice en forme de croissant inversé. Large. Il a été trépané.
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Il existe deux Bobigny, traces, stigmates diront certains, des théories architecturales qui s’affrontèrent durant la seconde moitié du vingtième siècle. Avec Bobigny comme terrain de jeu. On tire d’un côté, on tire de l’autre. Finalement, un statu quo est trouvé. D’un côté, les partisans de la verticalité. Le centre-ville. De l’autre, Emile Aillaud, chantre singulier de l’horizontalité. La cité de l’Abreuvoir.
Emile Aillaud, je l’ai découvert derrière la vitre d’un bus. Je venais d’emménager à Aulnay. Je lève les yeux de mon bouquin, et je découvre un immeuble bas. Sans balcons. Sans ornements. Vert d’eau. Il n’en finit pas. De sinuer. Trois étages. Qui sinuent. Posés sur une pelouse sans fin. Le bout de la cité de l’Abreuvoir, qui s’avance vers le pont de Bondy. Cet immeuble, je l’ai évoqué dans une conversation. C’est là qu’on m’a parlé de ce gars. Qui a construit la cité. Alors, je pensais qu’elle n’était que cela, cette cité. Cet immeuble, et peut-être d’autres lui ressemblant, par derrière. La cité de l’Abreuvoir, je l’ai visitée par touches successives. Un mille-feuille temporel. Un peu de crème. Un peu de pâte. Un peu de crème. Un peu de pâte. Je l’ai abordée d’un côté, puis d’un autre, de partout. Sans jamais lui trouver une cohérence. Les nouilles, les tours, les rotules. Je les connaissais, je savais qu’elles faisaient partie de la même cité, mais je ne les reliais pas dans l’espace. Jusqu’à la lecture de ce livre. L’architecture selon Emile Aillaud, de Jean-François Dhuys.
Là, sous mes yeux, le plan masse de la cité. Il porte à ma conscience ce que je percevais déjà, mais de manière éclatée. Parce que. Pour s’orienter, il faut avoir des points de repère. Et que je vis en ville. Et que je suis habituée à me situer par rapport à la voirie, à son orthogonalité. Or la cité de l’Abreuvoir fait fi de tout cela. De la voirie, de son orthogonalité. De toute orthogonalité. Les rues se font courbes, sinuent le long des immeubles qu’on dit nouilles. Étroites, elles semblent impropres à la circulation. Et le sont, dans les faits, sciemment.
Parce qu’Émile n’aime pas les voitures. Il les relègue aux confins de ses cités. Toutes. Tant pis pour les courses. Tant pis pour la pluie. Ce qu’il veut, lui, c’est des enfants qui jouent dans la rue. Sans craindre de se faire renverser. Alors, il leur dit merde, aux voitures. Ce qu’il veut, surtout, c’est que sa cité soit habitable pour les gamins. Un monde à hauteur d’enfant. Et les enfants aiment se cacher de leurs parents. Alors, il fait se courber les immeubles. De barres ils deviennent nouilles, et font un pied de nez aux mamans qui, bien emmerdées, sont du coup dans l’incapacité de surveiller leurs galopins. Qui partent en goguette, sur le chemin de l’école, le long du mail, se cachent derrière les arbres, jouent sur le terrain de jeu. Un beau rêve d’architecte. Mais la réalité. Il l’avait pressentie. Il disait qu’il favorisait une jeunesse rebelle, capable de se soustraire à l’autorité des adultes, d’avoir une vision personnelle des choses. Longtemps, ce quartier a eu très mauvaise presse à Bobigny. Il valait mieux l’éviter. Aujourd’hui, ça va mieux, mais les rues sont sillonnées, dès que le soleil se pointe, de jeunes cabriolant sur la roue arrière de leur scooter, l’air bravache. Queues de poisson, bruit d’enfer.
Le quartier tel qu’il l’a rêvé, construit, a fané. Sur la place de l’Europe, matrice presque close, les rideaux de fer rouillent. Les commerces ont fermé depuis longtemps. Restent une supérette, une boulangerie. C’est déjà pas mal. À l’étoile, de l’autre côté de Bobigny, la boulangerie ferme, ne ferme pas, on ne s’y retrouve plus, et c’est le désert. La place de l’Europe, malgré tout, garde sa beauté. On y accède, latéralement, par des arches qui passent sous les appartements. C’est excitant. L’impression de faire quelque chose d’interdit. Les arbres cachent les appartements, au-dessus des boutiques et des voies latérales. Deux étages. Comment vit-on là-haut. Si peu haut. Tout près de la circulation. Émile Aillaud voulait cela. Que les mères puissent appeler leurs gamins depuis la fenêtre de leur cuisine. Viens manger. Que les gamins les entendent. Obéissent ou pas. Filent ou pas. Mais entendent. Bon. D’accord, les enfants des tours. Ils ne peuvent pas entendre. Trop loin, leurs mères. Mais Émile a tout prévu. La couleur des tours. Un sémaphore pour enfants perdus. Qui les guide vers leur maison mieux que le fil d’Ariane ou le phare sur une falaise normande. Des tours étoiles. Des tours rondes. La géométrie appliquée à l’orientation enfantine.
Ce matin de printemps, je contourne les tours de la cité. Je cherche à les englober dans une vue panoramique. Un arbre me les cache. Un toit. Un panneau. Je cherche. Un point d’accès, un angle d’attaque.
Quand j’arrive à les saisir, quelque chose cloche. Je n’y arrive pas. Elles m’échappent. Trop dispersées. De guingois. Comme les a voulues Émile. Insaisissables tours de Pise. Je persiste. Je pars en exploration. Je coupe les pelouses. Je sors des sentiers. Je cherche. Et je trouve.
Près de la chapelle, près des écoles. Cachées derrière un mur. Elles se dérobent, mais se donnent, enfin. Proches. Ensemble.
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Il vient presque tous les jours. Raide. Il dépose ses livres… Je ne fais plus attention à lui, il fait partie des murs. Il ne fait pas exprès. Il a eu un accident. Mais un jour. Il vient. Raide. Il dépose ses livres. Et prononce quelques mots hésitants. En souriant. Un grand sourire enfantin, espiègle. Fragile. Il me dit une banalité. Quelque chose. Simplement. J’en reste sans voix. Des mois ont passé. Et il me parle. Vraiment.
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Ce quartier, je l’ai découvert par bribes. Il ne se laisse pas appréhender facilement. Pourtant. Il a l’air si simple. De prime abord. Une avenue centrale. Un peu lépreuse. Des constructions basses. Quelques commerces. Le marché. Les écoles. Des rues sans rien d’autre que des pavillons. Des tours, des barres certes fantasques, mais éparses, disséminées le long d’un mail indécis. Mais quand on cherche à situer ces différents éléments les uns par rapport aux autres, tout se complique. La géographie urbaine se dérobe. Les coulisses mangent l’espace. Comment se repérer. Alors, marcher. Regarder. Sillonner. Rencontrer les gens. Et peut-être. Aurons-nous la clé. De cet autre Bobigny. Que les gens ne connaissent pas. Patience… Les gens finissent par sourire. La ville aussi.
— À mon grand-père. Mourir un premier mai a-t-on idée —
« Des nouilles à l’Abreuvoir » a été composé et rédigé (texte et photographies) par Poivert // Angèle Casanova pour une mise en ligne le jeudi 2 mai 2013 sur le site liminaire.fr en échange du Dead end, de Pierre Ménard sur le site d’Angèle Casanova dans le cadre des « vases communicants » de mai 2013 (3ème année).
[1] Jacques Gaucheron, La Ballade de Bobigny, 1987, p. 15