Dans cette série de fragments, éclats de vie, d’écriture et leurs échos souterrains, Tanguy Viel compose un recueil d’expériences, oscillant entre perceptions et réflexions, cherchant à saisir le réel et le présent, à transmettre le vécu aussi bien que le vivant. « J’écris aussi, et surtout, avoue-t-il, pour adhérer au monde. » Ce que le corps a traversé et ce qu’il reste « de villes et de visages, de rencontres et de lectures, d’horloges et de ciels, d’enfance et de sommeil. » Réflexion sur le temps, le langage, la mémoire et la création. « Suspendre l’action, écarter les parois du temps et se contenter de vivre là, dans l’épaisseur même de la durée telle qu’elle se constitue derrière les baies vitrées de notre perception. »
Vivarium, Tanguy Viel, Les Éditions de Minuit, 2024.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
Quand je regarde les façades des maisons qui donnent directement sur la Loire, en même temps que je les envie de la vue qui s’ouvre à eux chaque matin, je ne suis pas sûr de vouloir habiter là, vraiment en face du fleuve, à cause du ciel gris qui s’abat si souvent sous les piles du pont, à cause du risque de devenir trop perméable aux variations du temps quand si souvent dès l’automne la rive d’en face apparaît perdue dans le brouillard, quand si souvent nous aussi, nous pourrions nous perdre au milieu du fleuve, nous aussi nous dissiper dans le brouillard, quand il arrive que la couleur du ciel entre en nous comme dans une pierre trop tendre. Je ne suis pourtant pas pour dire que le ciel et notre âme ont toujours la même teinte. Je ne suis pas pour dire que nous sommes cela, de l’herbe ou de l’eau qui change de couleur aux reflets du soleil, que l’épaisseur du ciel, que les nuages plantés au-dessus de nos têtes, je ne suis pas pour dire que nous sommes faits de chlorophylle ou de fleurs, ni que la peau de nos cœurs serait une plaque de cuivre où tous ils s’impriment, les états du ciel venus se graver là, dans le presque intérieur de nous-mêmes. Je ne suis pas pour dire cela, mais quelquefois cependant, coïncidence peut-être ou conjonction de nous, en tout cas trop de pluie ou de soleil ou de brouillard qui entre par les fenêtres, il est préférable de ne pas s’exposer, par exemple habiter loin des sentiments du fleuve, loin de sa lumière versatile : ainsi de ma maison, clôturée de part en part, où depuis mon bureau les quelques roses du petit jardin sont l’unique paysage de l’été, et que déjà leur mort prochaine sera d’assez d’ampleur pour ne pas en ajouter.
Il n’est pas 18 heures mais déjà la nuit presse et nous prend à revers. Hier encore il faisait clair mais depuis l’aube l’heure d’hiver est tombée, et c’est jour de Toussaint dans un village de Beauce. Il pleut sur la fête. Il dégouline le long des vitres et des machines à pinces. Sur les manèges les cabochons de lumière luttent contre une autre nuit, plus imparable encore. La plaine tout autour est éteinte, les pères s’acharnent à sauver une peluche de la fosse commune et les adolescences, par grappes mal soudées, corps patauds dans leurs doudounes neuves, semblent ne jamais finir. Étrange alors comme la fête a sa face d’ombre, à sentir l’eau des flaques pénétrer les chaussures, et les mères avec leurs poussettes qui pestent après la cohue, autour les voix foraines qui tombent comme des squelettes dans un train fantôme – les mêmes voix nasillardes accrochées aux platanes et qui traversent la France et les générations. Chaque année pourtant, quelque réticence adulte qu’on ait à l’événement, on se fait tirer là par une petite fille de quatre puis cinq puis dix ans. Et cela dure toute une enfance. Un jour bien sûr cela cesse, et on s’en croit quitte pour toujours. Mais la mémoire décidément transfigure les vécus. Et maintenant je voudrais me retrouver là, entre chien et loup, à regarder ma fille de cinq ans tourner sur sa girafe d’acier, les pieds dans la boue sans ombre, et racheter un ticket au mal aimable forain.
Encore aujourd’hui, certains dimanches dans les villages de France, on peut voir sur les bords des nationales qui traversent les bourgs un groupe d’adolescents plantés à l’arrêt de bus, qui n’attendent pas du tout le bus puisque c’est dimanche, mais c’est comme une habitude qu’ils ont de venir s’ennuyer là, à cet âge où le désir trop occupé à croître ne sait vraiment se fixer et flotte éperdu dans les rues – eux, sous l’abri de tôle et de béton qui ne ressemble à rien, avec toujours un garçon qui colle une fille en mettant ses mains dans les poches arrière de son jean à elle, le scooter rangé sur le côté, dans le silence ou presque des cigarettes mal fumées. Et on dirait que cela dure depuis des siècles. Grâce alors soit rendue à cette femme qui ouvrait son café le dimanche après-midi, dans ce village du Cher où même la Sauldre par contagion s’alanguissait après quinze heures. Dehors la rue vide qui ne savait que faire du brouhaha dedans, où, inondant de sa voix métallique le tapis vert du billard, le chanteur dans les enceintes rêvait encore « de vivre un jour de plus au paradis » – et on aurait dit que partout, pour toujours, il était 17 heures un soir de solstice d’hiver.
Il m’arrive de frôler certaines choses comme des révélations. Par exemple celle-ci, qui m’est tombée dessus il y a quelques semaines quand j’ai réalisé (et je dis bien réalisé, c’est même le seul mot important ici) que tout, absolument tout, se passait au présent. Et c’était comme un gigantesque eurêka fait de lettres électriques qui se seraient mises à clignoter dans mon cerveau. Ça y est, me suis-je répété, j’ai compris, tout a lieu au présent ! Voyez l’ampleur du truisme. J’y insiste pourtant, et ne crains pas de le consigner ici, car ce même présent m’est apparu si souvent comme un lieu sans épaisseur, une bête sans défense se débattant sur la toile du Temps, que cette nouvelle perspective m’a semblé tout à fait renversante. Voilà que le présent s’enflait et s’étendait, voilà qu’au sens propre, il se tridimensionnait. « Peut-être dira-t-on avec vérité : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. » [1] Peut-être le verra-t-on surtout quitter les parages de l’inconsistance, doublé comme un manteau d’hiver et plein d’une profondeur nouvelle – quelque chose comme un tableau hollandais qu’on viendrait habiter, avec sa lumière de velours qui s’étire le long des carrelages et puis de cadre en cadre franchit le seuil des embrasures, à quoi il convient d’ajouter, ce n’est pas rien, une grande hauteur sous plafond.
C’était un beau matin, à l’été de 1336. François Pétrarque se lance avec son frère dans l’ascension du mont Ventoux. Le frère a l’âme solide, très religieux de socle, et file droit vers le sommet tandis que lui, François, tergiverse et s’essouffle en feignant d’admirer la santé de son frère. Combien il sait pourtant que c’est là son génie propre : se tenir ainsi dans le détour et la halte, sans rien qui l’amène en ligne droite vers aucun sommet, jouissant au contraire de se maintenir en cet état quasi suspensif où il peut au plus large éprouver ses flottements, pourvu qu’il s’étende à mi-chemin du monde et de l’esprit. Atteindra-t-il bientôt le sommet que se présentera plus frontalement encore la grande bifurcation de son existence quand, tout empreint de fatigue, et tandis que s’ouvre à ses yeux le grand panorama des cimes et des plaines, tandis que la beauté du monde lui tend ainsi les bras en sa préfiguration presque romantique, il ouvre au hasard son saint Augustin comme on consulterait l’oracle et lit : « Les hommes vont admirer la hauteur des montagnes, les vastes flots des mers, les larges cours des fleuves, l’étendue des océans et le périple des étoiles, et ils se négligent eux-mêmes. » [2] Pétrarque alors fait semblant d’écouter Augustin et promet de se recentrer mais en vérité, non, en vérité, il jouit déjà de son tiraillement, il est son bien le plus intime, pourvu qu’il en reste ainsi, au sens propre, in medias res. Me touche cet homme du grand carrefour, perché à jamais en équilibre instable sur la branche d’un « Y » qui lui était si cher, d’où il bâtit chaque livre en sa féconde et plaintive hésitation. « Car il ouvre son cœur quand les autres le dissèquent. » [3]
Flaubert : « Soyez avec sainte Thérèse ou avec Voltaire. Il n’y a pas de milieu, qu’on se le dise. » [4] Il n’y a pas de milieu, c’est possible, mais il y a des écartelés.
C’est un avantage de la littérature, en fût-il une autre limite, qu’il est permis d’y décrire aussi ses tentatives, ses ratages et même, d’en obtenir rétribution. C’est un peu comme s’il existait, mettons en athlétisme, une catégorie « vestiaire » qui serait devenue une discipline à part entière. À moins que ce ne soit comme dans ces tournois sportifs amateurs où, trop vite éliminé, on peut se rattraper dans une « consolante ». En littérature, c’est certain, pour le meilleur et pour le pire, la consolante est devenue depuis longtemps un tournoi majeur.
Atteint l’âge de dix-huit ans, je me souviens que la découverte de la littérature et, plus encore, le saut fait en elle, fut d’abord le rêve d’un territoire ardemment séparé du monde et qui, en me coupant de lui, m’en protégeait. À cet âge, si j’avais pu mettre une porte blindée, une muraille de Chine entre les livres et le monde, entre ma communauté pour ainsi dire négative et la communauté en vrai des hommes et des femmes, en un mot si j’avais pu vivre dans une bibliothèque sans fenêtre, je l’aurais fait. « Moi qui imaginais le Paradis / Sous l’espèce d’une Bibliothèque ». [5] Mais, ayant depuis révisé ce contrat que je n’ai jamais vraiment signé, je me demande : à quoi cela ressemble, un paradis sans fenêtre ?
Pendant longtemps je n’ai su nommer aucun arbre ni aucune plante. Pendant longtemps je me suis accommodé de ce vide et j’ai vécu comme tout le monde parmi les noisetiers, les chênes ou les charmes, dans le silence de leur nom – le silence lexical, me suis-je longtemps dit, quoique ce ne fût pas faute de connaître les mots eux-mêmes, noisetier ou charme justement, mais encore tamaris, magnolia ou peuplier. Souvent même je les ai vus circuler, tous ces noms sous mon crâne, à force je les trouvais très beaux, peut-être d’autant plus beaux qu’ils étaient là, flottants et presque endormis, somnambules, disons, comme des gisants échappés d’un dictionnaire qui se seraient promenés à l’intérieur de moi, mais les yeux encore clos et se cognant dans les murs, parce qu’incapables de toucher les choses en vrai. Maintenant je sais en nommer quelques-uns. Maintenant ces mots fantômes qui se promenaient dans mes couloirs intérieurs, pour une part ils se sont réveillés, et même ils se sont frayé un chemin vers dehors, comme des pollens qui seraient sortis de dessous ma peau, venus là au gré du vent se déposer sur leurs choses à eux, leurs doubles de branches ou d’épines, le cèdre sur le cèdre, le bouleau sur le bouleau, l’ébène sur l’ébène, l’amaryllis sur l’amaryllis. Et c’est curieux à quel point ce phénomène de la nomination est festif, quelque chose de nuptial que l’écriture augmente encore et solennise, comme le paraphe du marié sur les registres de la commune. Au fond moi aussi, en écrivant le nom des arbres, je fais concurrence à l’état civil.
[1] Saint Augustin, Confessions, livre XI, XX, 1, trad. J. Trabucco, Flammarion, « GF », 1964, p. 269.
[2] Saint Augustin, Confessions, livre X, VIII, 15, cité par Pétrarque dans L’Ascension du mont Ventoux, trad. Y. Migoubert, éditions Sillage, 2011, p. 29.
[3] Giacomo Leopardi, Zibaldone [1898], trad. B. Schefer, Allia, 2003, p. 106.
[4] Gustave Flaubert, lettre du 6 juin 1957, Correspondance, t. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 731.
[5] Jorge Luis Borges, L’Auteur, trad. R. Caillois, Gallimard, « L’imaginaire », 1982, p. 109.