David Lopez raconte l’échappée belle d’un homme qui décide du jour au lendemain de quitter son petit village à la recherche de son chat qui a disparu. Le roman raconte son vagabondage, à vélo sur les routes de France : la vie dans la nature, les villages qu’il traverse, les bars où il s’arrête, les gens qu’il rencontre. Vivance est à la fois le récit d’une quête intérieure, une réflexion sur nos existences, nos angoisses, nos échecs et nos doutes, le manque et l’ennui. C’est le portrait d’un homme qui ne sait pas quoi faire de la liberté dont il dispose. Un roman qui parvient à nous restituer le sentiment intérieur du monde, en mêlant différentes temporalités de cette errance singulière faite de tensions invisibles, la mise à l’écart et le jeu qui en découlent, coincé entre ce que l’on voudrait être et ce que l’on est vraiment, entre ce que l’on perçoit du monde et sa réalité.
Vivance, de David Lopez, Seuil, 2022.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« Noël s’est réveillé en quinconce alors il m’a demandé d’aller chercher du pain au village en bas. Ça faisait longtemps que je n’avais pas conduit une voiture. Ça m’a perturbé car je n’avais plus l’habitude de voir les lignes blanches défiler si vite. J’ai observé les virages qu’il avait jugés propices à l’accident et me suis trouvé en désaccord pour la plupart d’entre eux. À moins que je ne sous-estime la violence de ces chocs. Passer d’une selle de vélo à l’habitacle d’une voiture donne l’illusion d’être intouchable. En entrant dans la ville je suis tombé sur un panneau indiquant la déchetterie et ça m’a rappelé qu’il n’existe pas de consensus quant à l’orthographe de ce mot. Au long de mes pérégrinations j’ai vu des panneaux déchetterie, des panneaux déchèterie, et j’ai cru comprendre que les deux étaient corrects, ce qui pose question d’ailleurs, or cette confusion en entraîne d’autres puisqu’il m’est arrivé de voir des panneaux décheterie, mais aussi déchetterrie, ou encore déchéterie. Il semblerait que l’accent aigu en début de mot soit incontournable, signe que la constance a un point de départ. Celui de cette ville présente l’orthographe la plus courante, soit déchetterie. Je ris intérieurement en me souvenant que Noël se considère comme bon à jeter aux encombrants. Je me demande dans quelle benne j’aurais ma place. Les gravats, peut-être. C’est là que j’y mettrais Noël pour ma part. Marcher dans ce genre de petite ville inconnue me rappelle mes escapades avec Renata. Comme on prenait les routes départementales on aimait beaucoup s’arrêter dans les communes, investir des lieux que seuls fréquentent leurs habitués. On dépareillait dans le décor, la sensation de nouveauté était mutuelle. Avec Renata on s’est beaucoup aimés. On s’est détestés aussi, mais moins, raison pour laquelle ça a un peu duré. Elle n’était pas d’une beauté évidente, de celle qu’on identifie en photo, ces beautés figées relatives aux traits, à l’harmonie supposée conforme. Sa beauté à elle trouvait sa source dans son expression, la parole et le geste, la voix l’attitude, son humour provocateur, à la limite parfois, souvent même. Son insolence candide, son rire à la fois moqueur et bienveillant. Elle pouvait faire d’un parfait inconnu son complice en quelques secondes. Tout en elle transpirait la vérité, le naturel. Elle était de ces personnalités qu’on ne peut ignorer, toujours dans l’excès mais juste un peu, juste ce qu’il faut pour être excentrique sans être bizarre, déborder sans abus, susciter la curiosité plutôt que la défiance. Pour ne pas l’aimer il fallait vraiment manquer de patience, ou ne pas être de nature à se permettre. Elle avait le défaut de sa qualité, son assurance était telle qu’elle ne supportait pas d’être prise au dépourvu, je le lui reprochais quand je l’entendais prétendre savoir quelque chose, cette incapacité à admettre qu’elle ignorait, cette urgence à répondre, n’importe quoi, cette habileté à déplacer la conversation, et cette façon de célébrer ce qu’elle vivait comme une victoire quand l’interlocuteur n’avait pas su la démasquer. Elle était un défi permanent. Convaincue de mériter ce que le monde avait de mieux. La joute était fréquente et c’était pour moi l’occasion de briller un peu à ses yeux. Ma patience, ma lenteur, mon flegme, disait-elle sans être sûre de l’usage du terme, me procuraient du recul, à terme un peu de sagesse, et moi je répondais simplement que contrairement à elle je prenais le temps de réfléchir. Elle avait toujours le dernier mot, après m’avoir laissé parler. Mon débit devait être mesuré pour ne pas perdre son attention, mes mots choisis sans quoi j’étais accusé de vouloir la noyer dans le flux. Elle prenait plaisir à m’écouter jusqu’à un certain point, celui qui la menaçait de changer d’opinion. Elle le faisait sans vice, me laissait deviner qu’elle n’était pas dupe de ses propres entourloupes, et ça s’achevait sur un propos assené comme une sentence, le petit rictus en coin pour dire oui, je sais. C’était souvent accompagné d’une mignonnerie, elle excellait à obtenir le pardon par ces attitudes semi enfantines, et j’avais beau ne pas être dupe elle me faisait fondre. La vérité était son phare, jusqu’à ce que le récit lui déplaise. Et puis on passait à autre chose.
Je retrouve la place de la veille. Certains s’affairent encore en cette fin de matinée mais pour l’essentiel ils ont déjà déménagé toutes les tonnelles. Il ne reste plus que les lampions, derniers témoins de l’effervescence. Les rouges les jaunes les bleus les verts les peut-être violets, si j’en crois ce que j’ai toujours tenu pour vrai. Je termine la clope que j’ai fumée dans la voiture avec la permission de Noël, l’éteins sous ma chaussure et, au moment de m’approcher d’une poubelle pourtant à moitié remplie, je m’étonne de voir autant de détritus joncher le sol autour. Je reconnais là un ticket de caisse, une bouteille en plastique de petit format, un emballage transparent ayant contenu un biscuit ainsi que quelques mégots. Je me dis qu’il faut être soit très pressé soit très éméché pour rater sa cible quand celle-ci est ainsi béante, offerte car immobile, et préposée à la chose. Les ordures forment une piste, et je me demande où l’on arrive si on la suit. Aussi longtemps que je garde la tête baissée j’ai des détritus dans mon champ de vision. Les mégots sont les plus représentés, ils constituent des traits d’union entre chaque nouvel attroupement. Certains déchets sont plus propres que d’autres, ici des pelures d’orange mêlées aux restes d’un gobelet en plastique ayant été minutieusement détruit, par petits bouts, comme un geste nerveux se répétant à mesure que la conversation devient gênante, ou simple réflexe de qui se donne une contenance. Par moments je croise des monticules, devant l’épicerie notamment, cagettes et films plastique entre autres, les mégots disposés en cortège paraissent s’y diriger comme s’il leur fallait se réunir et s’organiser en petits groupes. Les fumeurs sont des fournisseurs zélés, car en plus des mégots on trouve des paquets vides, ainsi que ces emballages autour quand ils sont neufs. À mesure que je suis la piste formée par les déchets je quitte la place et m’engouffre dans une rue piétonne tout aussi pavée, si bien que dans les lignes qui les séparent beaucoup de choses viennent s’intercaler, résistant ainsi aux coups de balai et s’assurant une pérennité. C’est le cas des mégots surtout, encore eux, ils ont la bonne forme pour venir se glisser dans les brèches, ils se mélangent à la mauvaise herbe qui y pousse et ne bougent plus. Ils sont aussi indésirables que permanents, car les employés de la voirie ne poussent pas le zèle jusqu’à les déloger. Pour s’en défaire il faudrait les cibler. D’où je regarde on jurerait qu’ils s’accrochent à l’existence, attendent que la tempête passe et profitent de leur place marginale, on les voit mais on ne les considère pas, on les nie, résidus. Cette cigarette que j’observe maintenant, elle a été jetée très tôt, il restait encore beaucoup à fumer, et elle est venue se caler de tout son long dans la fissure entre deux pavés lui réservant pile l’espace nécessaire à son emprisonnement. Pour l’en extirper il faudrait pouvoir y glisser quelque chose de plat, genre touillette à café ou bâton de glace, et faire levier. J’imagine un fumeur compulsif trop impatient d’en allumer une nouvelle, ou quelqu’un qui se cacherait de ses parents et se serait fait surprendre. Quelque chose sent l’urgence ici. C’est compliqué de sortir d’où on a été laissé tomber. Ne reste qu’à y trouver sa place.
Avec Renata, la vie n’était qu’une succession d’instants à saisir, plutôt que de plans à projeter. Elle voyait mes constructions mentales comme autant d’alibis. Je plaidais la patience elle m’accusait d’immobilisme. À ses yeux je vivais en différé. Sans compter que je n’avais rien à en dire, de la supposée finalité que cette attente devait servir. La patience comme fin en soi. Elle a fini par y voir la promesse d’une vie d’ennui et de remords. Elle a dit c’est bien de réfléchir, mais à un moment il s’agirait d’entreprendre quelque chose. Si j’avais été plus franc avec moi-même j’aurais remarqué qu’elle s’éloignait. Au lieu de quoi, j’en suis encore sonné. J’ai un peu passé ma vie à la rêver. Sans jamais trop savoir de quoi. De liberté, de passion, d’amour, d’indépendance, comme le premier blaireau venu. Je ne sais pas comment on concilie la grandeur d’une ambition et sa banalité. Surtout quand ça ne repose sur rien, juste des principes trop grands. Je n’ai jamais été heureux au travail. Je me suis imaginé tour à tour comédien, orpailleur, peintre, trafiquant de drogue, photographe, braqueur, écrivain, voleur, tout ce qui me semblait sortir du cadre, alors même que je n’avais de prédisposition pour aucune de ces activités. À moins que le désir ne soit déjà une qualité. Renata je lui parlais d’un moi qui existait quelque part, enfoui, trouverait matière à se révéler le temps venu. En vitrine. L’avoir dans ma vie c’était la réussir. Et avec brio, qui plus est. Elle éclairait tout. Qu’aurais-je pu désirer de plus. Certainement pas une carrière. Je vivais dans le but d’atteindre une stase, un endroit de l’existence où tout est à sa place, où plus rien ne bouge, zénith, avant la descente. Elle m’a rangé dans le tiroir. Quand elle est partie, ça faisait un moment déjà qu’elle n’était plus là.
J’ai dû relever la tête par moi-même car le chemin tracé par les détritus allait me jeter dans le canal. Quand je rejoins la voiture j’ai l’impression de rentrer à la maison. En sortant de la ville par un autre itinéraire, sens unique oblige dans l’artère principale, je tombe sur un nouveau panneau, déchèterie cette fois. On saura quoi faire de nos déchets quand on saura quels mots mettre dessus. Noël doit être réveillé maintenant. Il doit m’attendre. Je ne suis pas sûr que la baguette soit ce qu’il souhaite réellement me voir brandir. Il fait beau je dois rabattre la visière. Les sièges en cuir ont chauffé j’étais garé en plein cagnard. Renata a considéré que la vie sans moi était plus prometteuse. Sur la fin, elle faisait l’amour toute seule. Je n’ai pas mal aux jambes. J’ai semble-t-il repris un peu de poids. Renata me dirait qu’elle est heureuse pour moi. Mon linge est propre, je sens bon. Avant de descendre en ville j’ai réussi à caresser Elton. Pas longtemps, mais quand même. Je sais manier une arbalète. Je grimpe des montagnes à vélo. Je peux différencier l’orge du blé. Je sais ce qu’est un paillon. Je vois le violet et je l’appelle comme ça. »
Vivance, de David Lopez, Seuil, 2022.
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