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En lisant en écrivant : lectures versatiles #26

Michaël Trahan poursuit dans ce livre une démarche entreprise avec Nœud coulant et La raison des fleurs, ses deux premiers ouvrages qui cherchaient à dire la vérité d’une douleur, un triptyque poétique qui, même s’il creuse des thèmes proches, se présente sous des formes différentes. La mention poésie ne figure pas sur la couverture du livre, mais il s’agit bien de poésie, instaurant dans sa forme forme hybride un dialogue entre vers, prose, journal, monologue de théâtre, réflexion et citation. La forme que l’auteur travaille est celle du livre, le rêve de sa forme en devenir. Le titre de l’ouvrage provient d’une phrase de Barthes, « je n’ai plus le temps d’essayer plusieurs vies : il faut que je choisisse ma dernière vie, ma vie nouvelle. » Vie nouvelle est ainsi à la fois le nouveau et le neuf qui imposent leurs cadres formels, le livre s’achève d’ailleurs sur un poème de 999 vers qui s’inspire des neuf cercles de L’enfer de Dante. Un livre sur la recherche d’amour et, avec la naissance d’un enfant, l’adieu aux douleurs de l’enfance : « un jeu pour traverser le temps. »

Vie nouvelle, Michaël Trahan, Le Quartanier, 2020.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Rideau

J’ENTRE dans l’image, j’ouvre la porte, je la referme, je suis dans l’image, je suis derrière l’image, je suis dans le train, je suis à San Francisco, je suis presque disparu, je n’ai pas résolu le problème de l’image, je m’attaque au problème de l’innocence, je fais semblant de le désirer, je fais semblant de l’aimer, je recule sans m’ attendre, l’histoire vient naturellement, la chambre sourde, la forêt, la camionnette surgit de nulle part et cause la mort, le milieu d’une vie arrachée pour rien, une livraison, un hasard dans la rue, une mère à enterrer, un cours à préparer, le jeu de la mélancolie, une maison de poupées, un musée de cire, l’échec du cœur, les choses qui sèchent et ne peuvent plus reprendre vie, les trajets qu’on répète mécaniquement et ceux qui donnent la mort sans la reprendre, ceux qui calquent leurs formes sur le bleu du ciel, ils portent des masques d’argile, des visages pris dans la terre, des visages rendus au secret, et Béatrice marche à côté de moi, à côté de ma peine, Béatrice est le nom d’un enfant béni, d’un enfant maudit, d’une vie roulée dans la poussière et glissée derrière le rideau, oubliée derrière le rideau, abandonnée derrière le rideau, le tissu bouge, remue, m’encercle, moi le gisant, l’éveillé entre deux jours, deux murs, deux pages, le siège vide quand j’y suis, la rangée vide, la salle vide, le cœur vide, la vie retournée non pas sur elle-même mais sur ce qui n’existe plus et qui reste, je dis demain, je ne dis rien, je ne veux pas, jet peux pas, je ne le fais pas, je l’écris puis j’écris le contraire, je pense à cette histoire, je pense toujours à cette histoire, je n’y pense pas elle n’existe pas, elle n’a jamais existé, elle est vide comme un miroir, comme un fantôme, comme le cœur de Béatrice donné aux chiens après la pluie, un présent impossible à abandonner, impossible à nommer, une idée plus forte que soi, plus belle, plus dure même que la lumière, un fil tendu entre douceur et douleur, puis l’écran noir recommence, il ne veut pas partir, c’est encore moi sur le fauteuil, le cinéma, le mot cinéma, la douleur du cinéma, la solitude irréversible du cinéma, le parc, le banc, la fontaine, les arbres, la nuit, la main, toujours la main, toujours la même séquence. les signes de l’amour gravés dans la pierre ou sur la peau, l’histoire d’un jeune enfant étendu le soir dans son lit, fenêtre ouverte, l’été, le miracle d’une saison aimée, le bruit de la nuit, la peur de la nuit, les yeux ouverts qui traversent le temps, qui ouvrent un passage jusqu’au trente-huitième jour de juillet, le feu qui bride et le le feu qui ne brûle pas, l’enfant qui attend et l’enfant qui n’attend plus, qui n’espère plus, qui s’épuise. qui est malade, qui fait semblant d’exister, d’avoir une maison, de dormir, d’aimer et de détester, de tenir debout même parfois, l’enfant sauvage dans la solitude, le fruit oublié sur la table, le rideau, un voyage, une montagne, une cassette qu’on peut toujours repasser du début, quand on le veut et même quand on ne le veut et même quand on ne le veut pas, quand on veut reprendre au milieu parce qu’on connaît déjà l’histoire, on ne veut pas l’écouter au complet, du début à la fin, on veut éclipser quelque chose, rejeter quelque chose mais garder cette absence et faire de cette absence notre bien le plus précieux, un diamant, un miroir, un portrait de famille, une maison construite sur l’île et emportée par la crue, la rivière traverse la ville, la forêt, la vie, la rivière qu’on tire comme un rideau, une poupée de chiffon, la voix intacte, le portrait au mur, la malédiction de l’image impossible à reproduire, la solitude de l’image restée seule, cette solitude devient un outil contre la solitude, contre la joie, contre l’abandon de tout espoir, contre les lieux inhabitables, ceux que l’on traverse sans s’arrêter, ceux que l’on ne peut pas traverser, comme une page blanche, une page remplie, une page déchirée et regrettée, une lettre oubliée, parfaite pour le regret, parfaite pour l’amour du regret, la hantise, le geste accompli il y a vingt-deux ans et qui revient, tous les gestes reviennent, tous les gestes vraiment accomplis ne le sont que pour revenir, que pour monter, que pour descendre puis revenir, comme un portrait, un film, un cauchemar rejoué chaque nuit, un cahier véritablement détruit mais qui ne se détruit pas, une image disparue, enfouie, perdue à jamais et faite pour revenir à jamais, faite pour ne jamais disparaître, une main tendue, une parole échappée, un acte qui est une trahison, une infamie, une vague de plus en plus noire, un ange, une rue jolie et sans nom, qui ne mène nulle part, qui est source d’inquiétude parce qu’on ne sait pas où elle mène, qui source de fatigue parce qu’on ne sait pas combien de temps on devra la suivre, comme le problème de l’image mène au jugement, au problème de l’innocence, à l’animal mis à mort et accroché au mur, au mur d’une couleur sobre, une couleur sobre, une couleur comme si de rien n’était, comme si je n’étais pas concerné, comme si je n’existais pas, comme si le portrait n’était pas maudit, comme le ciel, comme la vérité, comme une main tient une main pour ne pas mourir, pour ne pas tomber, pour échapper au verdict, au rêve de la mère de voir le fils mourir, à l’effacement du fils, l’effacement de la pellicule même si le film garde tous les souvenirs, il les prend sans les rendre et fait chanter en retour comme une chose coupante au-dessus de la tète, une chose tranchante, une forêt, les voix humaines des morts, la chose qui s’éloigne à mesure que je m’approche, l’animal qui a peur de moi, qui entre au cinéma comme s’il habitait là, comme si j’habitais là, comme si cette nuit avait eu lieu, comme si n’y avait rien d’autre, rien qu’une pièce noire, le milieu de la vie recommence quelques mois plus tard, c’est un mensonge, un appel d’air, une forme sourde à toute étreinte, un nom peint en rouge dans la cour d’école, une fenêtre condamnée, une cigarette, un baiser, les lèvres qui reviennent toujours, qui sont la fin de la première vie, de la deuxième vie, de la troisième vie, de la patience venue avec la mort, l’escalier, le désir de voir la mer, le désir de disparaître, la pauvreté de cette répétition, l’impasse d’une seule photographie dont on rejoue la scène sans se fatiguer, sans reprendre vie mais sans pouvoir agir autrement, une photographie qui est comme une condamnation, comme un rêve, comme la vérité, une question irréparable, une feuille de satin, le tracé d’une fleur sur la peau, quelqu’un se lève pendant la nuit et ne retourne pas se coucher, quelqu’un souffre d’insomnie, ne veut plus dormir, refuse de fermer les yeux, n’est pas raisonnable, se comporte comme un enfant, une chose brisée, une chaise renversée, quelqu’un parti sans laisser de traces, sans dire au revoir, quelqu’un qui ne reviendra pas, quelqu’un qui a été aimé mais dont la perte est irréversible comme la pluie ou le bleu du ciel, comme un livre, une fête, un bout de bois flottant sur l’eau, un journal, une trahison, une vie qui n’est pas faite pour être vécue mais pour être écrite, un train entre deux villes que je ne veux plus nommer, la route très droite, l’amour qu’on refuse, qu’on se sent incapable d’accueillir, de retourner, de comprendre même, le train qui avance, imperturbable malgré la peine, malgré la joie, malgré les souvenirs qui vont rester, qui ne vont plus s’effacer, qui seront en moi jusqu’à la fin de la vie, comme si la vie devait mener à ces souvenirs, aux événements qui fondent les souvenirs et qui disparaissent non pas sans laisser de traces mais en s’effaçant derrière les traces, comme si les événements eux-mêmes ne comptaient pas, comme s’ils n’existaient pas, j’écris ces mots et j’existe à peine, l’existence est là, non pas bien remplie mais niée, rompue à la fatigue, aux jours qui succèdent aux nuits qui succèdent aux jours, et je pense à l’eau des fleurs, à l’eau qui donne la vie et la mort, à l’eau qui trouble la lumière précisément comme les souvenirs troublent la vie, celle qu’on mène, que je mène, tous les jours comme si rien n’avait eu lieu, comme l’incapacité de rêver, l’incapacité de dormir, l’incapacité d’aimer ou de trouver une issue, l’incapacité jusqu’à l’oubli, jusqu’à l’arrêt, la photographie trouvée par hasard, la photographie de quelqu’un que je ne connais pas et qui détient pourtant le secret de mon existence, comme si une existence avait un secret, comme si une existence était autre chose qu’un étau construit autour d’un secret, d’une fable, d’une histoire racontée et retirée d’un seul souffle, montrée et cachée, offerte et enterrée comme une fleur, comme le muscle rouge qui bat dans la poitrine et qui brûle tout, même l’arbre devant la fenêtre dont les feuilles poussent et tombent dans la rue, elles recouvrent la rue, je pense aux choses cachées sous les feuilles et aux choses cachées derrière le cœur, derrière le train, derrière l’histoire qui commence par un voyage en train, par un train au milieu de nulle part, entre deux villes impossibles à nommer, comme un film, un rêve, une bête noyée en pleine forêt, l’étang noir juste avant la clairière et la rue, la rue qui revient quand le vent se lève, quand le vent fait d’un seul coup voler les feuilles recouvrant le sol, toutes les aspérités du sol, les crevasses, les blessures, les lignes brisées, le vent qui se lève comme un secret à ciel ouvert, une image dont la lumière se module quand on la regarde, quand on la retourne pour déchiffrer l’inscription dans son dos, les marques laissées là forcément par quelqu’un mais effarées par le temps, les années qui passent comme des siècles qu’on ne sait pas compter, les signes traversent le temps et s’effacent peu à peu, ils s’estompent et laissent place à quelque chose qui n’est plus que l’ombre de ce qu’ils ont été, une forme lumineuse marquée dans la pierre, l’écho d’un bruit que personne n’a entendu, que personne n’a enregistré mais qui reste, qui est comme une lettre insensible à la révélation, insensible au partage, le besoin de l’écrire, l’urgence, la force qui manque pour le faire, comme la pluie, comme l’amour, comme le désir de voir quelqu’un qu’on ne peut pas revoir, la chaleur de l’été, les choses qu’on n’arrive pas à dire et qu’on remplace par des choses plus faciles à dire, avec des mots simples, des mots inoffensifs, des mots indifférents à l’aveu qu’ils cherchent à esquiver, le rideau, le rêve d’une phrase si longue que personne ne la lirait jusqu’au bout, le rêve d’un tel lieu, marqué par le désir, le besoin de se dire, le besoin de se trahir et l’incapacité de le faire, le rêve d’une maison de poupées, d’un théâtre en ruines, un lieu inerte mais capable d’accueillir toute une vie, un jeu d’enfant, un poème sans début ni fin, une serviette de plage, des sous-vêtements abandonnés près d’un mur, la nudité d’un corps, la dureté du sol, la peau qui frémit au contact de la pierre, la danse qui s’arrête, le corps qui reste là, infiniment nu, tendre comme un oiseau, un insecte, un tas de poussière. une chose aimée mais indésirable, une chose qui se lève avec le vent et qui ne revient pas, une vie qui ne veut pas finir, qui ne veut pas commencer, qui est indéfiniment prise entre deux images, le besoin de la photographie, le problème de la disparition, le problème des yeux ouverts, le problème de la vie rêvée qui devient un rêve, une comédie, une lettre d’amour oubliée au fond d’un tiroir, tond de la rivière, au fond du cœur, je pense à une nuit qui refuse toute lumière, une encre qui ne sèche pas, un mot qu’on connaît mais qu’on ne prononce jamais, une pierre qu’on n’a pas la forée de lancer, une fenêtre ouverte, une saison nouvelle et le sommeil qui vient vite et se retire avant même que les paupières ne se ferment, la nuit qui est interminable et qu’on aime comme du marbre, une chose frissonnante qui broie le cœur, une chose fragile et dure, une carte postale, un livre bleu comme le ciel, le jardin, le fauteuil défoncé, une pierre si douce qu’on lui confie tout ce que l’on est, tout ce que l’on n’est pas, un siècle oublié, troué, recommencé et perdu de nouveau, une peinture emportée par les loups, une femme aimée et trahie, aimée et détruite, blessée et repoussée, une histoire étrangère à l’image, étrangère à la voix mais tenue à l’impossible désir d’être écrite, d’être lue, d’être aimée, d’être haïe, reniée, perdue pour de bon comme si c’était la première fois, comme si j’avais le dos tourné et que je me mettais à parler, comme si une parole était un fruit, une table, une promesse cent fois rompue, une vie rejouée sous la pluie, »

Vie nouvelle, Michaël Trahan, Le Quartanier, 2020.

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