À sa sortie des Beaux-Arts, François Durif devient croque-mort pendant trois ans pour gagner sa vie, avant de retrouver finalement une pratique artistique. L’auteur décrit son quotidien aux pompes funèbres, chronique ses « passages à vide », revenant sur son enfance, sa découverte des lieux de drague homosexuelle à Paris, et son parcours artistique. Ce récit suit la narration itinérante d’une de ses performances promenées au cimetière du Père-Lachaise. Entre souvenirs marquants, histoire des cimetières, réflexion sur la mort, références à des auteurs qu’il apprécie comme Michel Foucault : « L’hétérotopie par excellence, écrit le philosophe, c’est le cimetière, car il fait partie de ces lieux qui marquent autant de seuils dans l’espace que de césures dans le temps. » Un récit introspectif, singulier et sensible sur ces espaces aux multiples temporalités qui offrent la possibilité de « tisser des récits qui rendent compte de ces discontinuités. »
Vide sanitaire, François Durif, Verticales, 2021.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« Je ne sais pas si vous connaissez ce court récit de Kafka intitulé Un rêve. Lors d’une performance ici, je l’ai lu in extenso en guise d’ouverture. Un rêve, celui de Joseph K. qui, à son insu, se voit catapulté dans un cimetière, près du tertre d’une tombe : elle vient d’être creusée, une stèle dressée sous ses yeux, tandis qu’un homme, qu’il perçoit comme un « artiste », est en train de tracer avec un crayon magique les lettres Ici repose. Mais ce dernier s’arrête net, gêné, lorsqu’il rencontre son regard intrigué, impatient de lire la suite. N’y tenant plus, l’artiste se résout alors à frapper un bon coup le sol afin que la terre s’ouvre sous les pieds de celui dont il était en train de graver la première lettre du prénom : J. Le corps de Joseph K. reposant au fond de la tombe, le graveur peut tranquillement poursuivre son ouvrage et tracer les dernières lettres. Dans son rêve, c’est le trou qui se colle à lui telle une ombre, avant de l’envelopper tout entier et de le faire taire pour de bon. Enchanté de cette vision, il s’éveilla.
Quand la famille que je recevais n’avait pas de concession, j’étais bien obligé de leur poser la question : Est-ce que vous souhaitez fonder une sépulture de famille ? S’ils me répondaient par l’affirmative, la question subsidiaire était : Combien de places ? Une place ? Deux places ? Trois places ? Ce qui supposait de la part de mon interlocuteur d’envisager sa propre mort, d’imaginer qu’un jour, bientôt peut-être, sa propre dépouille reposerait dans cette pièce aveugle. Soit cette projection s’opérait naturellement, soit cette perspective éveillait des résistances, et la personne préférait alors envisager la crémation pour débarrasser le plancher et ne pas emmerder ceux qui restent. De toute façon, ils ne viendront pas se recueillir sur ma tombe, ils habitent trop loin… je préfère qu’on me brûle… je ne veux pas que mon corps pourrisse sous la pierre… ça prend trop de place, trop de temps, et puis ça pue, ça pollue…
Bon, que voulez-vous opposer à ces arguments, en tant que conseiller funéraire ? Vous pouvez juste leur faire prendre conscience que la crémation, ce n’est pas aussi propre que l’on voudrait bien leur faire croire, ils ont beau mettre des filtres aux cheminées, notre corps, quand il se consume, il dégage des substances toxiques, parce qu’à l’intérieur, le corps, il est bourré de chimie, de métaux. Le plus triste dans ces vœux que je consignais en vue de contrats obsèques, c’étaient ceux qui m’étaient dictés en style télégraphique : crémation au Père-Lachaise, hors présence famille, dispersion au jardin du souvenir, pas de cérémonie, on ne convie personne, pas même à la chambre mortuaire, je ne veux pas qu’ils me voient mort.e… Oui, cette façon de congédier les vivants me rendait triste, car ça en disait long sur l’état de délitement des liens sociaux et familiaux. Ce n’est pas une démarche aussi altruiste qu’elles le prétendent, elles ont beau mettre en avant le fait de vouloir soulager leurs enfants du coût de leurs obsèques, ce n’est pas si simple. C’est comme si ces personnes doutaient que leurs proches fassent bien les choses, comme si elles voulaient tout maîtriser, jusqu’à leur image post mortem. Un contrat obsèques ayant valeur testamentaire, j’arrivais parfois à les faire vaciller quant à la radicalité de leur démarche. La première fois où j’ai été confronté à une demande de cet acabit – crémation, hors présence famille, dispersion au jardin du souvenir –, j’ai compris que le monsieur qui exprimait ainsi ses dernières volontés vivait avec quelqu’un depuis plus de trente-cinq ans ; je lui ai alors fait entendre que son ami ressentirait peut-être la nécessité de venir se recueillir auprès de sa dépouille. Il a fini par l’accepter. Nous l’avons consigné dans une annexe au contrat. Après coup, il m’en a été reconnaissant, il me l’a écrit dans une lettre que j’ai gardée.
Nous allons nous diriger vers l’enclos juif dont je vous ai parlé tout à l’heure, par cette belle allée de marronniers que Sophie m’avait indiquée, il y a quelque temps déjà. Elle me fait l’amitié d’être là aujourd’hui. Son atelier étant situé boulevard de Ménilmontant et son appartement du côté de la place Gambetta, elle traverse le Père-Lachaise tous les jours. C’est devenu son territoire, où elle peut exercer son œil d’artiste-architecte. Aussi cette avenue bordée de marronniers n’est-elle pas exactement comme celle que l’on voit à l’extérieur, dans la ville, puisque au bout de celle-ci, ce sur quoi le regard bute, c’est le mur d’enceinte. Il nous faudra le longer, en zigzaguant entre les tombes. À ses débuts, ce carré juif était lui-même séparé du reste du cimetière par un muret, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. La fin des carrés confessionnels date de 1881, mais il est fréquent d’en trouver dans des cimetières de banlieue, comme celui de Thiais, où je voudrais organiser prochainement une promenade. Dès le premier regard, je peux vous assurer qu’il ne fait pas le même effet que le Père-Lachaise, il n’appelle pas la même parole. En revanche, leur point commun, c’est qu’ils relèvent tous deux de cette notion d’hétérotopie mise au jour par Michel Foucault lors d’une conférence tenue devant des architectes en 1967. Selon lui, l’hétérotopie par excellence, c’est le cimetière, car il fait partie de ces lieux qui marquent autant de seuils dans l’espace que de césures dans le temps. En tant que contre-espace, il est la réverbération des espaces alentour, tout en renfermant sur un même site plusieurs temporalités. Lieu de montage, il offre ainsi la possibilité de tisser des récits qui rendent compte de ces discontinuités.
Au texte qui aborde les hétérotopies est accolé celui intitulé Le Corps utopique. D’emblée, ce qui m’émeut, c’est le regard très sévère que Foucault porte sur lui-même : Et c’est dans cette vilaine coquille de ma tête, dans cette cage que je n’aime pas, qu’il va falloir me montrer et me promener ; à travers cette grille qu’il faudra parler, regarder, être regardé ; sous cette peau, croupir. Mon corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné.
Et plus j’avançais dans la lecture, et plus je me rendais compte que les lieux qu’il rassemblait sous le terme d’hétérotopie m’étaient familiers. À un moment ou à un autre de ma vie, j’avais été un usager, sans le savoir, de ces utopies localisées. Finalement, je n’ai fait que rôder dans des hétérotopies, et cette pratique s’est intensifiée durant les années pompes funèbres, alors que je me rendais indifféremment dans les chambres mortuaires des hôpitaux, les maisons de retraite, les églises, les temples, les cimetières, les crématoriums. Depuis ma venue à Paris, j’avais déjà pris le pli de fréquenter les musées, les bibliothèques, les white cubes des galeries d’art contemporain, les darkrooms des bordels, les lieux de drague homosexuelle dans l’espace public. Comme si je trouvais là un abri, tout en y recherchant un danger. Comme si ma solitude y était plus tolérable. Chacun déambulant dans sa cage, j’y côtoyais d’autres solitudes, m’y cognais, cela me suffisait. Or, parmi tous ces lieux qui se distinguent les uns des autres, il y en a qui sont absolument différents ; des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier. Ce sont en quelque sorte des contre-espaces. Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement.
C’est à ce moment-là que Foucault évoque le lit des parents qui devient bateau, sur lequel on découvre l’océan, le grenier dans lequel on trouve refuge, la cabane au fond du jardin, la tente d’Indiens – ces recoins où l’enfant se construit tout un monde. En me remémorant ce texte ce matin, je me suis demandé quel espace avait bien pu jouer ce rôle dans la maison de mon enfance : elle ne possédait en effet ni cave, ni grenier. Construite à Issoire au milieu des années 60, l’architecte n’avait guère tenu compte de son ancrage sur le terrain. Pour rendre viable la baraque, la partie habitée avait donc été surélevée par le maître d’œuvre. Au niveau du rez-de-chaussée se trouvait une sorte d’espace aveugle qu’on appelait le vide sanitaire ; on y accédait par une porte métallique carrée, un peu en hauteur, dans la chaufferie, pièce attenante au garage. Enfant, c’est dans cette chaufferie que je jouais des après-midi entiers, seul ou avec ma sœur Sylvie : elle m’apprenait à écrire sur le tableau noir peint par mon grand-père, la craie n’accrochait pas trop bien sur la peinture brillante. On venait s’y réfugier, parce que ma mère avait l’habitude d’aérer très longtemps nos chambres, c’était la maison aux courants d’air, on s’y caillait bien un peu. La chaufferie était l’endroit où l’on déposait tous les rebuts de la maisonnée, les vieux jouets, les vêtements usagés. Les jours où j’étais un peu plus téméraire, je grimpais sur un tabouret pour ouvrir la porte métallique et me glisser à l’intérieur de cet espace mystérieux. Comme l’obscurité y était complète, il fallait me munir d’une lampe torche. Le plafond était bas, le sol en terre battue, son entrée encombrée par quelques cartons poussiéreux, des poupées déglinguées, des peluches éventrées, une poussette toute rouillée. Une odeur de renfermé me saisissait, il y faisait toujours chaud. Après quelques mètres, une cordelette tendue de part en part interdisait d’aller plus loin, comme si le sol devenait meuble et mouvant à partir de cette limite symbolique. Je me souviens que ça me faisait un peu peur. Aujourd’hui, je peux lui donner un nom, c’était le contre-espace de la maison. Je l’imaginais hanté, ne parlais à personne des rites et autres danses de Sioux que je pouvais accomplir dans cet antre. Avec l’abri-sous-roche au fond de la grange de mes grands-parents à Enval, ce vide sanitaire est bien la première hétérotopie à laquelle j’ai eu accès lors des années d’apprentissage. Sorte de darkroom glissée sous la maison, cela annonçait la suite : la destinée du gamin – un petit pédé qui se prépare –, un petit pédé qui n’allait pas tarder à se perdre dans le dédale en s’enfonçant seul dans le noir. »
Vide sanitaire, François Durif, Verticales, 2021.
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