| Accueil
En lisant en écrivant : lectures versatiles #123

Dans ce texte, Olivia Rosenthal explore la création littéraire à travers le récit d’une enfant, Zoé, fuyant un oncle abusif. L’auteure établit un parallèle entre le cheminement de la jeune fille et celui du funambule, illustrant la précarité et les détours de l’écriture, la fragilité et la détermination nécessaires pour progresser face à l’adversité. Chaque mot la rapproche de son objectif tout en la menaçant de basculer dans le vide. Elle questionne la nature même du récit, la mémoire, la violence, la métamorphose, empruntant différents chemins narratifs, entre fiction, essai et introspection, sur l’impact des expériences vécues et des récits qui les transmettent. Un texte hybride, écrit sur le fil, afin de briser le silence autour de ces violences et de permettre aux victimes de s’en libérer.

Une femme sur le fil, Olivia Rosenthal, Verticales, 2025.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




189. Moi je n’ai pas peur, déclare Zoé. Zoé n’a peur de rien. Rien ne lui fait peur. Si, un peu, quand même. Son oncle, quand il s’avance dans l’entrée de la cuisine ou de l’école et que sa silhouette énorme se dessine en contre-jour dans l’encadrement d’une porte, visage dans l’ombre et corps comme en deux dimensions, son oncle pourrait lui faire peur. Si elle n’avait pas trouvé mille ruses pour glisser entre ses doigts, échapper à ses pièges de mille manières.

190. De quelle manière ?

191. De mille manières.

192. Je n’avais pas prévu l’oncle de Zoé mais sa présence noire se diffuse dans toutes les fibres de mon récit. C’est pourquoi je fais des pauses et j’intercale des choses qui n’ont apparemment rien à voir avec l’histoire de Zoé.

193. Pourtant, je ne fais pas partie de ces écrivains qui prétendent être habités par leurs personnages, personnages qui leur dictent ce qu’ils doivent écrire. Je trouve cette description du travail d’écriture malhonnête à moins qu’elle soit seulement naïve. En tout cas, elle est associée pour moi à une forme de démagogie. Mais l’oncle abusif n’occupe pas mon esprit pour rien, il occupe l’esprit de tous et de toutes.

194. Nous sommes imprégnés par ce que les autres vivent, par les témoignages qui circulent, par les violences sexuelles dont on n’avait pas imaginé l’ampleur avant qu’enfin les victimes n’exposent les faits et les silences ayant entouré ces faits.

195. En arrivant devant la maison, Zoé a la désagréable surprise d’apercevoir l’oncle dans l’entrebâillement de la porte. Elle ne voit pas la mère mais elle entend sa voix. Elle a le temps de calculer combien de temps elle mettrait à rejoindre le champ, suivre la sente puis disparaître dans la forêt. Mais à quoi cela servirait-il ? Ne faudrait-il pas à un moment ou un autre qu’elle rentre ? N’est-elle pas encore trop petite pour se débrouiller seule ? Pour affronter les arbres qui se penchent vers elle quand le vent souffle fort ? Alors, au lieu d’enlever ses bottes boueuses, Zoé monte les quelques marches qui la séparent de la cuisine et entre en laissant d’énormes traces sur son passage. L’oncle et la mère la regardent sans rien dire pendant qu’elle souille ostensiblement le carrelage en gravissant, bottes aux pieds, sale et dégoulinante, l’escalier qui rejoint le premier étage.

196. Pour une raison que j’ignore, le début de mon texte balbutie et répète une scène d’ouverture, une scène de seuil, une scène de frontière et d’encadrement, et lui offre de multiples prolongements, comme si aucun possible ne pouvait prendre le pas sur un autre, comme si le choix de l’un de ces possibles constituait une trahison.

197. Mais trahir qui et pour quoi ?

198. Ou et et se complètent.

199. Je pourrais demander à Zoé ce qu’elle en pense, comme le feraient les écrivains dont je fustige le discours : le personnage me dicte ses idées, et je ne fais que suivre ce qu’il m’ordonne. Quel mensonge.

200. Je procède autrement, en introduisant un peu de magie dans ma rationalité. J’appelle Zoé dans l’espoir qu’elle réponde à son nom, si elle répond c’est qu’elle existe un peu, bien que je connaisse aussi les échos. Zoé ! Zoé !

201. Dans un texte, il est très rare que j’utilise le point d’exclamation. 202. J’en conclus que le texte alternatif que je suis en train d’écrire bouleverse certaines de mes habitudes, et tient plutôt d’un discours de la méthode que du roman ou du récit.

203. Je sais bien que, dans mon cas, vouloir coller à un genre se révèle souvent improductif mais ça ne m’empêche pas de penser que je vis une crise.

204. Je vis une crise.

205. Il paraît que c’est toujours comme ça quand j’écris. Je n’y arrive pas et puis à un moment j’y arrive.

206. Zoé ! Zoé !

207. J’attends le moment mais la crise dure. Elle se mêle à beaucoup d’autres choses qui n’ont rien à voir avec l’écriture.

208. Je raconte ?

209. Je ne sais pas raconter, cela fait partie de la crise elle-même parce que je crois que l’injonction à raconter, au récit, à la narration est trop forte, qu’elle nous tient tous et toutes en laisse.

210. Tenir en laisse : je pense aux longes de sécurité que les funambules refusent de porter parce que cela augmente le danger, disent-ils. Attachés par une longe ils se sentent entravés, perdent en vigilance. Sans la longe, ils sont plus tranquilles.

211. L’injonction à passer par le récit a envahi notre espace mental. Racontez-moi votre histoire.

212. Dans le vocabulaire des funambules, on utilise l’expression longes de vie.

213. Racontez-moi votre vie, je vous écoute.

214. Je vous écoute.

215. Pour écrire, je pratique des entretiens, je l’ai souvent expliqué.

216. L’entretien des rues, des chemins vicinaux, des voies rapides, des départementales, détermine nos parcours, nos déplacements, notre paysage mental. Sans entretien, nous serions cloués au sol, immobiles, incapables de penser.

217. Vivre exige de bouger.

218. On devrait demander à un historien qu’il compose une histoire des routes, non pas seulement pour nous renseigner sur les questions économiques (circulation des marchandises et des biens),
mais aussi pour dessiner les traces que nous laissons à même la terre de notre passage. Les chemins disent la manière dont nous avons vécu et pensé nos déplacements, ils participent de notre culture.

219. Dans certains pays, les routes suivent le sillage des courbes de terrain et sinuent entre les collines (France), dans d’autres elles dessinent une ligne quasi droite en saignant et creusant les reliefs (Canada), dans d’autres encore elles sont suspendues sur des ponts routiers et surplombent tous les accidents du paysage (Sicile).

220. Quand j’essaye d’imaginer un exemple des liens que la route permet de tisser entre culture, histoire, et économie, je ne peux pas m’empêcher d’avoir en tête la route de la soie, sans doute parce que j’imagine cette route comme le résultat de la culture du fil et donc du tissage.

221. Pour être tout à fait honnête, je dois reconnaître que Route de la soie ne renvoie à rien de très précis pour moi. J’imagine une caravane qui se déplace à travers la Chine, la Mongolie, l’Iran et la Turquie avec des marchandises issues de la culture du ver à soie, autrement dit des tissus chatoyants.

222. Peut-être que cette attention au ver à soie est née de ma lecture du livre sur les insectes ? Pourtant, à l’heure qu’il est, il a été question des punaises déformées par les radiations à proximité des centrales nucléaires (dessinées par Cornelia Hesse-Honegger), des combats de grillons, des poux (et de leur rapport au typhus et à l’antisémitisme) et même d’une pratique pornographique fétichiste qui consiste à jouir à la vue d’un pied de femme écrasant violemment des insectes et des vers, pratique dite du crush freak dont les vidéos sont désormais interdites aux États Unis. Mais rien sur les vers à soie, des êtres pourtant admirables, silencieux et dociles.

223. La chenille du bombyx mori se nourrit des feuilles de mûriers puis tisse son propre cocon à l’intérieur duquel elle s’installe pour accomplir ses ultimes métamorphoses et passer du stade de chrysalide à celui de papillon. Grâce à des techniques de nourrissage, d’installation des cocons sur des cadres, puis d’étouffage des larves placées à l’intérieur, on peut faire travailler les vers pour qu’ils fabriquent le fil. Une fois les cocons récupérés, on les nettoie en les ébouillantant afin de dissoudre la première couche du fil, puis on procède au dévidage de la pelote naturelle, et après diverses opérations visant à obtenir le matériau le plus soyeux, le plus résistant et le plus brillant possible, on mouline puis enroule la soie sur des bobines.

224. Après avoir volé leur savoir-faire et leur technique aux Chinois autour du VIe siècle, les Européens ont fini, au début du XXe, par abandonner sa culture et par laisser tous les vers à soie se faire exterminer en Inde et en Extrême-Orient.

225. Les étapes de mues de la chenille sont appelées les âges comme il y a des âges de la vie. Pour la chenille, ces âges sont spectaculairement distincts, beaucoup plus distincts que dans une vie humaine. À la différence des humains et autres mammifères, dont la métamorphose paraît beaucoup plus lente et imperceptible (même si elle s’avère réelle, manifeste et irréversible), le bombyx mori peut en quelques jours accéder à un corps si dissemblable au sien qu’il donne le sentiment de changer d’espèce.

226. Emanuele Coccia, dans son livre Métamorphoses, fait des insectes, chenilles devenant papillons, des exemples paradigmatiques du vaste mouvement du vivant et du rôle central qu’y joue la métamorphose.

227. Comme l’écrivait Montaigne dans un essai qu’on a pu qualifier de sceptique, « la ressemblance ne faict pas tant un comme la différence faict autre ».

228. Dans cette perspective, ce que nous appelons naissance ou mort, événements qui ont tendance à nous tétaniser dès lors qu’on les considère comme des bornes définitives (début et fin), deviennent des étapes ouvertes sur ce qui précède et ce qui suit, des moments de recyclage et de migrations multiples où des organismes vivants passent d’un état à l’autre et reconfigurent leurs relations.

229. Accorder une place centrale à une métamorphose universelle, joyeuse et perpétuelle, offre un sérieux démenti à ceux qui, comme moi, craignent les souffrances procurées par tout changement d’état, et réconcilie, peut-être, avec sa propre décrépitude.

230. En fixant la fenêtre du premier étage qui donne sur le champ et la forêt au-delà, Zoé peut apercevoir les multiples sentes dessinées par le passage régulier du gibier, en quête de nourriture et d’un lieu sûr pour se replier.

231. On ne dit plus la route de la soie mais les routes de la soie parce qu’il y en a plusieurs. Nous avons enfin admis que l’unique est la plupart du temps une illusion, que le multiple s’y loge.

232. On ne dit pas les routes de la soie mais les nouvelles routes de la soie, non seulement parce que les liaisons maritimes, ferroviaires et routières censées relier la Chine à l’Europe par l’Asie centrale dessinent une trame complexe, un réseau dense de fils, de noeuds, d’excroissances, d’extensions, qui vont continuer à creuser, strier et modifier de vastes zones encore désertiques, mais aussi parce qu’on est sensible aux effets de répétition. Depuis quelques années les Chinois cherchent en effet à réemprunter les anciennes routes pour se vouer plutôt au commerce des hydrocarbures qu’aux marchés de soieries et de jade, et plutôt aux gazoducs et aux terminaux de pipelines qu’aux pistes et aux caravansérails.

233. Même pour fabriquer du fil et pour s’habiller, on a désormais besoin de pétrole. Les soies synthétiques concurrencent les soies naturelles.

234. On épargne les bêtes d’un côté, de l’autre on rend l’atmosphère irrespirable, de sorte que bientôt aucun ver à soie ne pourra survivre à l’air saturé de dioxyde de carbone qui est devenu le lot commun des hommes et des bêtes.

235. Avant tout déplacement en terrain inconnu, j’étudie longuement les cartes afin de m’imprégner de toutes les lignes qui s’y inscrivent et qui sont paradoxalement invisibles dès qu’on a les pieds au sol et qu’on patauge dans le réel. On ne peut vraiment appréhender le tracé d’une ligne que sur une carte ou à très grande distance, par exemple d’un hélicoptère ou d’un avion.

236. Qu’on soit lecteur ou écrivain, l’écriture se comprend mal au ras du sol.

237. On a besoin de planer un peu au-dessus des choses pour pouvoir les raconter. On les regarde de loin, elles perdent en puissance mais elles gagnent en contour, on les dessine pour les désactiver provisoirement, pour supporter et renvoyer, comme un miroir, leurs rayons maléfiques.

Une femme sur le fil, Olivia Rosenthal, Verticales, 2025.

Vous pouvez suivre le podcast de ces lectures versatiles sur les différents points d’accès ci-dessous :




LIMINAIRE le 17/01/2025 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube