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En lisant en écrivant : lectures versatiles #113

Une jeune femme part seule sur les routes avec son nourrisson. On suit son errance, sa vie quotidienne et domestique passée, à travers une narration éclatée en fragments répartis sur plusieurs années, organisés autour d’un jour J. Un parcours reconstitué dans le désordre d’épisodes plus ou moins longs. Le sens aigu de la composition de ce roman, accentué par la variété des formes du livre qui mêle le poétique au romanesque, permet de cerner la complexité du portrait kaléidoscopique de cette femme chamboulée par la naissance de son enfant, traversée par des émotions contradictoires qui amplifient son appréhension du monde, de la nature dont elle se sent proche, toute en la plongeant dans une profonde solitude. Une fugue en forme d’échappée belle.

Une femme entre dans le champ, Emmanuelle Tornero, Éditions Zoé, 2024.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




j - 345

Sur le quai, elle observe une femme qui gémit contre un pilier, se lamente. Sa plainte irradie autour du pilier, dessine des cercles concentriques. Un enfant prend le visage sale de la femme dans ses mains, le tient, veut obliger la femme à le regarder. L’enfant aussi est sale, visage souillé, noirci, vêtements tachés, défraîchis. La femme ne regarde pas l’enfant, malgré les petites mains, le petit visage qui veulent s’imposer à elle. Ses yeux regardent ailleurs, par-delà les jambes des voyageurs, par-delà les quais et les couloirs de métro. L’enfant ne dit rien.
La femme et l’enfant sont installés sur une couverture qui n’est plus rose et blanche, parée de taches de couleurs, jaune banane, vert pomme, rouge paquet de chips, bleu bouteille d’eau, brun sachet de boulangerie, au gré des offrandes qui y sont déposées.
Dans sa plainte elle élève la voix, la pousse par moments jusqu’à la frontière du cri, puis la voix s’affaisse, redevient lancinante, la voix de la femme fait des tours, de petits tours sur elle-même et autour du pilier. La femme est une sirène.
L’enfant finit par se détourner du visage qui ne veut pas le voir, fait quelques pas mal assurés, s’assoit d’un seul coup sur les fesses et entreprend d’ouvrir le paquet de chips rouge. Les yeux de la femme sont bleus, d’un bleu de glacier en haut de la montagne, et ronds comme des galets tournés. Elle les tient grands ouverts. L’enfant n’a pas les yeux bleus glacier galets. Les yeux de l’enfant s’étirent vers ses tempes, dans un brun chaud.
L’enfant s’est relevé, revient à la charge, attrape des chips et tente d’en nourrir la femme lorsqu’elle ouvre la bouche. La femme ne veut pas être nourrie, elle ne veut que faire tourner sa voix autour d’elle. L’enfant tourne lui aussi autour de la femme, espérant être vu, remarqué. Elle détourne la tête, tente de se soustraire à la volonté de l’enfant, mais ne bouge pas davantage, ne fait aucun geste vers l’enfant, demeure assise, stoïque, ne fait que détourner la tête. La femme ne voit pas l’enfant, elle ne voit que sa propre lamentation. L’enfant se lasse. S’assoit sur les jambes de la femme, et joue avec le bas de sa jupe, avec ses genoux, y dépose de petits morceaux de chips en file indienne, les fait avancer le long de la jambe nue qui mène aux pieds nus à la plante si noire dessous, noir de suie les pieds, les chips évoluent à la queue leu leu sur les mollets fins, chevilles fines de biche immobile, pieds noirs. La colonne de chips descend petit à petit prend possession du terrain, passe d’une jambe à l’autre en sautant par-dessus la rivière pleine de dangers monstres marins mutants mâchoires mordantes, revient aux monts genoux, se rassemble pour se concerter avant de tenter plus loin l’aventure, mais le danger venu du ciel coupe court au conciliabule, saisit entre trois doigts nombre de soldats et les avale d’une traite, ensuite picore, du bout de l’index mouillé sur la langue, un soldat après l’autre, picore, maintenant recouvre la montagne déserte, désolée, d’un pan de jupe dissimule le drame.
L’enfant se roule en boule pouce en bouche au creux du giron de la femme, regarde d’un oeil indifférent les voyageurs attendant le prochain train, masse indistincte, matière environnante que transperce la voix circulaire. Les yeux de l’enfant se plantent dans ses yeux, la regardent elle qui touche son ventre, assise sur un siège orange, elle qui le regarde. Le train de 18 h 35 pénètre dans la station. Les yeux de l’enfant se ferment.


j - 10

L remarque que quand elle marche le figuier retrousse ses racines.


j - 9

à remplir


j - 8

sur le sol, L retrouve une lettre qui manque à son nom
le T attend sur le trottoir d’une rue papillonnaire au nom de bataille oubliée – L ne se souvient pas d’être déjà passée dans cette rue ; le T est là sur le sol, grand et gris, étalé, plus sombre que la chaussée ; le T est grand, très grand, plus grand que L, mais elle a failli ne pas le voir ;

L regarde longtemps le T sur le sol ; près de lui, l’ombre de L est plus sombre encore, d’un gris plus dense, presque noir ; le T semble flotter au-dessus d’elle – l’ombre de la poussette n’est pas dans l’image, la poussette est plus loin, elle n’est pas concernée par cette lettre retrouvée ;
autour du T le bitume irradie d’un bleu d’or métallique, d’une moire verte et rose, traces d’essence irisées luisant sous le soleil matinal ;

L ne sait pas quoi faire à présent, elle ne sait pas comment récupérer ce T, comment l’incorporer à nouveau ; le T est là, il appartient au sol à présent, s’est fondu en lui, le T se détache du sol dans l’oeil de L mais sous les doigts rien ne le distingue du reste du trottoir, même granulosité, même épaisseur, même humidité : le sol a mangé le T, l’a fait sien, le T n’est plus à L mais au sol à présent ; le T et l’ombre de L se regardent depuis l’intérieur du sol, L les regarde depuis la surface – l’ombre est encore celle de L mais le T ne lui appartient plus, il ne la suivra pas lorsqu’elle partira, il faut lui dire au revoir ; L lui dit au revoir du bout des doigts et lui demande si le sol a mangé les autres lettres, où sont-elles ? le T ne répond pas ; L se relève, se remet à marcher, se met à chercher ;


j - 5

ici un repentir, lignes effacées, peinture noire sur peinture blanche, épaisseurs mates couchées l’une sur l’autre, mais pas de lettre – ici une empreinte, des coussinets, des pattes félines figées dans le sol mou, mais pas de lettre – ici le sol fendu, fissure, entaille, brèche, peau pelée, coutures, sutures, pavés, poussière, touffes d’herbe, lignes jaunes bleues roses violettes, fouillis fluo chiffré codé annoté, usages, informations, limites mais pas de lettre – ici une plaine lisse, traces sombres et grasses, migration des plastifiants, plaques de métaux lourds, bouches, grilles, regards, bordures béton, chaussures de cuir noir, canne, chaussures de toile bleue, roulettes, pneus aux motifs variés, bottines de daim clair mais pas de lettre – ici les ombres des grillages barrières clôtures, des frontières dressées sur les frontières couchées, ombres des arbres, branches tendues, feuilles dansantes, balayant les lettres perdues mais pas les papiers, pas les rats crevés, les petits sachets de mayonnaise vides, les mégots, capsules, cannettes, chewing-gums, les lambeaux de plastique de toutes les couleurs – ici un oiseau a voulu rejoindre son ombre, se fondre dans le sol, une voiture a voulu écrire un oiseau sur le sol, l’oiseau a voulu écrire le poids de la voiture sur le sol, l’oiseau est tout plat à présent, est-il encore oiseau ? est-il devenu sol ? est-il plus sol que oiseau ? on lui voit le dedans, l’oiseau est autant le dehors que le dedans ; la lumière s’accroche aux plumes douces, le sang a bruni autour, ici un peu rouge encore sous le petit tas de plumes os rachis calamus tiges blanches chair bouillie, mais pas de lettre


j - 4

L imagine une expérience : il faudrait attacher l’enfant, l’enfant apprendrait à marcher, se traînerait à quatre pattes dans un périmètre restreint par la chaîne, la corde, le lien qui astreint à un territoire, qui circonscrit ; l’enfant façonnerait son monde, un monde à sa mesure, sur mesure, fait par et pour son corps – le bitume peut fondre s’il atteint une température suffisamment élevée, il peut retrouver un état antérieur, liquide – au bout de sa corde, l’enfant chaufferait le bitume par la simple force de son corps, passant et repassant, le ferait fondre, lui rendrait sa mollesse, sa tendresse, y imprimerait son corps, lui donnant forme ; l’enfant et le sol ne faisant qu’un, se fondant l’un dans l’autre, éradiquant le plat, le lisse, creusant un gouffre, une cavité inédite, faite de chair, révélant les strates secrètes, les couches empilées, tous les sols amoncelés les uns sur les autres, remontant le temps ; L regarderait, immobile, L ne ferait que regarder le sol se défaire et se faire sous le corps de l’enfant, patiente, enracinée enfin, paisible, apercevant l’enfant à travers les branches du figuier – il n’y aurait rien d’autre à faire que de regarder – l’enfant à force de chauffer le bitume pourrait enflammer le monde et ne persisterait que le sol, le sol et rien d’autre, le sol et L et l’enfant pour y cheminer, le monde calciné autour, l’odeur de brûlé, les cendres du figuier – les empreintes examinées révéleraient des trajectoires, des cadences, des démarches à une deux trois quatre pattes, des écritures fuyantes ;


j - 3

aujourd’hui les chaussures ne sont plus du tout blanches, elles sont d’une couleur indéfinie, sans nom, mais c’est le mot blanc qui reste pour les nommer, bien que les chaussures aient déserté ce mot


14 avril
Rue de Meaux, VAUJOURS (93)
caméra municipale VM-4 (angle rue de Meaux et rue Henri IV / rue de l’Île-de-France)

[ 15 : 11 : 00 ] - Une femme avec une poussette provenant de la rue Henri IV est arrêtée au niveau du passage piétons [ elle porte un manteau marron large, un pantalon sombre, des chaussures claires, ses cheveux sont attachés]. Elle ne traverse pas lorsque le feu passe au vert piéton. Elle regarde par terre et frotte les pieds contre le sol.
[ 15 : 14 : 23 ] - Elle s’accroupit au niveau du sol et touche quelque chose par terre.
[ 15 : 15 : 57 ] - Un homme [ M. Abdelhamid BELATAR ] traverse la rue de Meaux, il s’approche de la femme et s’adresse à elle, elle ne bouge pas [ M. BELATAR a déclaré lui avoir demandé si tout allait bien, et que la femme n’a pas répondu à sa question ].
[ 15 : 16 : 18 ] - M. BELATAR s’accroupit près d’elle. [ M. BELATAR a déclaré avoir réitéré sa question sans réponse de la femme ] La femme est immobile, ne bouge plus sa main. [ M. BELATAR a déclaré avoir réitéré plusieurs fois sa question et que la femme lui a finalement répondu « Tout va bien, merci ». ]
[ 15 : 18 : 42 ] - M. BELATAR se relève et part à droite rue de Meaux, se retourne vers la femme plusieurs fois.

[ M. BELATAR a déclaré que l’enfant semblait dormir dans la poussette ]
[ 15 : 19 : 38 ] La femme se relève et traverse la rue de Meaux, poursuit en direction de la rue de l’Île-de-France. [ 15 : 19 : 49 ] - -

Une femme entre dans le champ, Emmanuelle Tornero, Éditions Zoé, 2024.




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