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En lisant en écrivant : lectures versatiles #65

En 1995, dans le métro de Tokyo, les adeptes de la secte Aum perpétuent des attentats au gaz Sarin. Plus de 25 ans après les faits, Olivia Rosenthal interroge de nombreux témoins, victimes des attentats ou proches de ces victimes, personnes qui se les rappellent ou peuvent les évoquer. Quelles traces a laissé cet événement dans la mémoire collective ? Le récit décrit en creux une société japonaise travaillée par ses névroses dans laquelle il est très difficile d’oser dire les choses, d’affronter le réel. À la fin de chaque chapitre, une série de questions très banales, sont soulevées à la deuxième personne du singulier. Des questions qui prolongent les réflexions que soulève le récit, la douleur de l’absence et de la disparition que cette expérience révèle à l’auteure, et qui permettent au lecteur de s’en emparer à son tour.

Un singe à ma fenêtre, d’Olivia Rosenthal, Verticales, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« À force de fouiller en vain le passé des autres, j’ai fini par admettre que je ne m’étais pas appliqué à moi-même ce travail d’anamnèse, que j’étais moi aussi floue, vague, que les principales étapes de mon existence s’étaient dissoutes dans le vide et le non-dit. Le temps avait effectivement fait son office, pour moi et pour tous mes interlocuteurs, en retissant ce qui avait été déchiré jusqu’à ce que la trame soit presque parfaitement égale à ce qu’elle était avant. C’est dans ce presque que je cherchais à m’immiscer, le presque était une couture, une cicatrice, la marque fine et touchante d’une réparation ancienne qu’il s’agissait de mettre au jour ou de lever, comme on dit d’une proie qu’on la lève, la faisant sortir de son terrier pour la traquer, la viser et l’abattre.
N’y avait-il pas quelque chose de malsain dans cette entreprise ? Traquer la proie sur ses propriétés, pourquoi pas, mais le faire sur le territoire des autres, quel sens cela pouvait-il avoir et de quel droit m’y employer ?
J’essayais de me rassurer en alléguant l’art japonais du Kintsugi 金継ぎ qui consiste à réparer avec de l’or les porcelaines ébréchées ou brisées, je me disais que je voulais montrer cet or-là, qui magnifie les restes et les débris mais je savais bien que je me racontais de petites légendes pour surnager. Peut-être que je n’arrivais pas à accepter la tranquillité manifeste qu’on peut acquérir après un bouleversement. Que je n’étais pas tranquille, que je ne le serais jamais ou, pire, que je ne voulais pas l’être. Que la colère ou la déception éprouvée devant mes interlocuteurs tenait à l’impuissance dans laquelle j’étais d’accéder au détachement. Peut-être que j’étais allée au Japon pour comprendre ce qui n’allait pas, ce que je n’arrivais pas à admettre, à lâcher, ce qui me hantait, ce qui ne cicatrisait pas. Peut-être même que je le savais.


Yuki a longtemps échangé avec moi par mail afin d’organiser notre rencontre. Elle était très préoccupée par le lieu où nous pourrions nous retrouver et les propositions simples que je lui faisais ne semblaient jamais convenir. J’avais l’impression qu’elle craignait quelque chose mais quoi, j’aurais été incapable de le dire. J’appréhendais un peu cette rencontre avec une femme qui me paraissait compliquée et j’ai décidé de la laisser choisir la date, l’heure et le lieu de notre rendez-vous pour ne pas la mettre en difficulté. Nous nous sommes retrouvées derrière le quartier de la gare. Yuki, à ma grande surprise, était accompagnée de deux de ses amies qu’elle ne m’a pas présentées tout de suite. Elle nous a conduites dans une salle qu’elle avait louée à l’intérieur d’un petit immeuble sans charme. Nous avons passé une porte cochère puis une porte vitrée. Yuki a récupéré une clef dans une boîte aux lettres codée et, comme si nous nous rendions à une cérémonie secrète, elle a traversé à pas feutrés divers couloirs, escaliers et portes closes avant d’arriver à destination.
La salle était minuscule et sans fenêtres, murs blanc crème, chaises de bureau pliantes, table ronde en formica autour de laquelle nous tenions à peine. L’ambiance qui régnait là était indéfinissable. On entendait par les murs mitoyens des bribes de conversations et tout le bâtiment bruissait de paroles chuchotées comme si nous nous trouvions dans une sorte de business hotel, un équivalent pour le secteur tertiaire des love hotel où des couples illégitimes se donnent rendez-vous pour une heure ou deux avant de rejoindre leurs foyers respectifs. Mais dans le cadre du travail, quel type de réunion pouvait nécessiter ces lieux anonymes et secrets ? Est-ce que les employés s’y réunissaient pour imaginer la création d’un syndicat, est-ce qu’ils y complotaient contre l’un de leurs collègues ou contre un chef trop exigeant, autoritaire ou malintentionné ? S’y rendaient-ils parce que les locaux de leur bureau étaient trop exigus ? Impossible de savoir exactement à quoi ces salles pouvaient bien servir, et mon étonnement était tel que je n’ai pas eu la présence d’esprit, à la fin de la soirée, de questionner Yuki sur les usages de ces lieux interlopes et sans âme.
Yuki m’a enfin présenté Keiko et Miki, qu’elle connaissait depuis le collège. J’ai pensé qu’elle avait craint le tête- à-tête et avait cherché à faire diversion en transformant notre entretien en conversation à plusieurs. En fait, il s’agissait de tout autre chose. Elle s’est adressée à Keiko en japonais et lui a fait un signe d’encouragement. Keiko a hoché la tête sans rien dire puis, devant l’insistance de son amie, a fini par se tourner vers moi et par prendre la parole.
J’ai été proche d’un membre de la secte Aum, je l’ai bien aimé.
La phrase est restée en suspens longtemps, longtemps nous avons entendu, à travers les cloisons de la pièce, d’autres conversations secrètes que seuls des murs anonymes loués pour la circonstance pouvaient absorber.
Plus tard, dans un souffle, presque sans remuer les lèvres, Keiko a continué.
C’était un jeune chimiste de vingt-cinq ans. Comme lui, je faisais des études poussées et comme lui j’aurais souhaité devenir chercheuse à l’université. Mais les places étaient chères et, finalement, ni lui ni moi n’avons pu accomplir notre rêve.
Le récit de Keiko était troué de silences, poudre d’or délicatement appliquée sur les brisures et morceaux épars qu’elle avait décidé pour elle et pour nous d’assembler. Il nous fallait patiemment attendre que son assemblage prenne forme, que le liant entre les fragments sèche et que l’objet qu’elle voulait nous offrir retrouve sa forme ancienne.
Je le voyais chaque année, lors d’un grand congrès de chimie qui avait lieu à Tokyo. Nous passions trois ou quatre jours ensemble, buvions des bières et discutions avant de nous séparer.
Une année, il n’est pas venu.
J’ai demandé à ses amis où il était, ils m’ont répondu qu’il était parti faire du yoga en Inde. Je ne savais pas du tout qu’il s’intéressait à ça, il ne m’en avait jamais parlé. L’année suivante, j’ai appris qu’il était entré dans la secte, ce qui m’a beaucoup surprise même si je n’y ai vu aucun danger. À l’époque Aum semblait plutôt pacifique.

Après 1995, j’ai appris qu’il avait été un des organisateurs, un membre important, un proche d’Asahara.
Ç’a été un choc pour moi parce que c’était un garçon gentil, drôle, attirant.
Il a été emprisonné et n’a jamais manifesté de remords pour ses actes.
J’ai un moment pensé à le contacter.
Finalement je ne l’ai pas fait.
Ç’a été assez difficile pour moi.
Il vient d’être exécuté.
C’était mon ami.

Le récit de Keiko s’est arrêté là. L’objet qu’elle avait préparé pour nous, entièrement reconstitué grâce à ses paroles, était posé sur la table en formica de cette salle sans charme. Nous avons regardé cette porcelaine fragile et invisible sans rien dire. Puis Yuki nous a fait signe qu’il fallait partir. Elle avait pressenti qu’il serait difficile de se séparer juste après nos échanges et avait réservé un restaurant où nous avons passé le reste de la soirée.

Attablée avec notre groupe devant des plats variés, Keiko semblait toute différente. Elle avait refermé la parenthèse constituée par son récit et parlait d’un ton enjoué de ses deux mariages successifs et de ses deux divorces successifs. Ses deux amies n’étaient pas au courant. Entraînée par cette confidence, Yuki a raconté à son tour que depuis plusieurs mois, elle voyait un homme avec qui elle avait une relation intermittente et ses deux amies n’étaient pas au courant. Malgré des années d’une amitié fidèle et attentive, elles n’avaient jamais parlé de leur vie amoureuse. Que se disaient-elles lorsqu’elles se voyaient ?
Peut-être avais-je servi à ces trois femmes d’intermédiaire pour qu’elles puissent, dans une langue étrangère, évoquer des émotions qu’elles avaient jusque-là pris soin de taire. Mais peut-être aussi que cet épisode de confidences, détaché de leur mode d’interaction habituel, resterait unique, et serait recouvert par leur manière ancienne d’éprouver leur amitié. Ces trois femmes m’avaient en tout cas appris que l’amitié prend des formes très diverses et peut parfois se nourrir de la seule présence à l’autre, que la parole n’y est pas forcément une nécessité impérative et qu’il y a d’autres moyens, indicibles, de manifester son attachement à quelqu’un. La location par Yuki de la pièce anonyme dans un immeuble sans charme derrière la gare de Tokyo, un lieu neutre à l’écart des regards où parler et pleurer devenaient possibles, était l’une des manifestations, à la fois discrète et sensible, de cet attachement.

Qui sont tes amis ? As-tu des amis ? Comment sais-tu qu’ils sont tes amis ? As-tu peur de perdre tes amis ? Pourquoi perdrais-tu tes amis ? Comment as-tu perdu tes amis ? »

Un singe à ma fenêtre, d’Olivia Rosenthal, Verticales, 2022.

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