La commandante d’un cargo, très rigoureuse et professionnelle, accepte d’arrêter son navire au milieu de l’océan et autorise contre toute attente les marins à se baigner en haute mer. Le bateau flotte au milieu de l’océan. Un temps suspendu, une parenthèse pour ces hommes toujours soumis aux routines, aux obligations, comme pour elle, restée à bord, qui les observe du haut du cargo. Un moment de partage également, de sensualité, de laisser aller, de lâcher prise. Une renaissance. « L’espace d’une seconde ils renversent l’ordre des choses, peut-être que quelque part des oiseaux prennent leur envol à l’envers ou qu’une rivière, d’un coup, remonte à sa source : voilà ce qu’ils pressentent, en vrac, et chacun dans sa langue ». Un roman envoûtant et vertigineux, à la fois métaphysique et fantastique.
Ultramarins, de Mariette Navarro, Quidam éditeur, 2021.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« II
D’abord ils tracent un cercle pour en être le centre. Un grand cercle englobant tout : le bleu, ses masses noires, ses crépitements blancs. Borné par rien d’autre que l’horizon devenu rond.
Depuis le bateau, ils tracent un cercle avec leurs yeux.
Ils espèrent le silence.
Leurs regards se perdent sur la courbe qui les entoure.
Ils espèrent l’abstraction. Ils font de ce rond bleu un tissu rigide, un sol où faire leurs premiers pas. Ils plissent les paupières, maintiennent l’illusion jusqu’à l’apparition d’une vague, un clapotis qui de nouveau rend tout liquide, profond.
Ils tracent un cercle à la surface, on dirait qu’ils prennent la mer pour du papier, leurs bras pour les compas de leur enfance. Ils ne se posent pas la question de ce qu’il y a en dessous, ils recherchent la perfection du cercle et de la plongée en son centre. Ils imaginent les ondes concentriques que produira leur minuscule corps humain. Ils croient qu’on peut plonger dans un miroir sans être englouti par la vague, disparaître du côté du monde où la lumière ne passe plus.
Ils espèrent le silence en coupant les moteurs : c’est sans compter avec le jeu de l’eau, ses battements sur la coque, la revanche du bruit du vent une fois les machines éteintes. Alors tout ce qui grince et souffle n’est plus dû qu’aux forces mécaniques, aux rafales, aux masses d’eau, à l’acier ballotté par la houle et aux respirations des hommes en réponse à ces grands chuintements.
Quand les moteurs s’arrêtent, ils perdent l’équilibre qu’ils avaient fini par trouver, ils sont rétrogradés dans leur apprentissage, ils re deviennent chiens fous se cognant partout, vomissant leurs tripes, mais ils sentent comme une euphorie d’en être arrivés là.
Tous sortent de leur cabine à l’heure convenue, sont fidèles au rendez-vous, pas un n’a envisagé de faire faux bond. Ils ne sont libérés de rien bien sûr, encore moins de l’inquiétude. Tendus, ils guettent la moindre anomalie, l’embarcation qui penche ou craque, une infiltration peut-être. Incertains de pouvoir déceler le danger quand il y en aura un. Dépourvus de leurs réflexes. Pour se détendre, ils font de ce vacarme vidé de toute habitude une musique.
Ils n’ont plus de métier quand ça s’arrête, plus de trajectoire programmée. Ils n’ont plus beaucoup de connaissances quand ils quittent les tableaux de bord. Sans chaussures le long des coursives, ils perdent de l’assurance, mais ils aiment comme le soleil les brûle. Ainsi commence le travail des sensations.
Ils se retiennent de glisser en se moquant d’eux-mêmes, ils font de leurs déséquilibres un nouveau jeu. Dans le tangage, ils se suivent sans commenter, posent leurs mains sur le froid des rambardes pour se rassurer : sensation connue. Ils rient un peu du frémissement identique qui se met à les parcourir, tous.
Ils avancent sur les ponts vers un des canots en mesurant leur degré d’inconscience, en effleurant la question de la nécessité, mais ils exécutent les gestes prévus : déplier les échelles, s’agripper aux cordages, se découvrir d’autres muscles dans la tension des bras. Se préparer à descendre vers la mer.
Ils se penchent et regardent, mesurent la dizaine de mètres qui font qu’ils surplombent encore l’eau. Pour l’instant, le métal de la coursive est encore un morceau de terre où marcher les pieds secs. D’un œil, ils vérifient le beau fixe programmé du ciel, dans un reflet turquoise, tout doucement ils se rassurent.
Le passage des Açores a été le signal, le dernier contact avec la terre. Ils ont attendu de ne plus être en vue d’aucune côte, d’aucun bateau lancé dans son commerce. Ils ont débranché les radars. D’ici, aucun oiseau ne pourrait relayer la nouvelle de leur présence.
Ils s’assoient côte à côte dans un des canots, parce que la question ne se pose plus de passer de l’idée à l’acte, maintenant qu’ils ont atteint cette parfaite région d’eau calme, celle qu’ils évoquaient ces derniers soirs sur le pont sous la lueur de la lune. Ils s’étonnent des promesses qu’ils se sont faites si légèrement, mais ils se laissent descendre jusqu’à l’eau, jusqu’à ce qu’un petit choc leur signale qu’ils y sont. À quelques centimètres de la surface ils n’ont plus qu’à passer les jambes par-dessus bord. Tout, maintenant, peut commencer.
Abyssal plain. Ils se souviennent de cette indication sur la carte, de cette alliance de mots, poétique et effrayante, quand ils imaginaient que le fond les aspirait en ses lieux les plus sombres. Ils pensaient à ceux qui y plongent, rêvent d’y marcher, exploit plus rare que d’arpenter la lune.
Eux n’ont des souvenirs que de baignades de plage, entrée prudente dans le bord des vagues, villégiature surveillée, maillots adéquats, torpeur et écœurement léger du sommeil en pleine chaleur. Ou peut-être de rivière, les pieds rencontrant les cailloux et l’équilibre à garder malgré la sensation de coupure.
Alors, les deux pieds au milieu de rien, et tout le corps qui suit.
Tout en haut, à la passerelle de commandement, des doigts ont tapoté des jumelles, quelques longues inspirations ont été prises. Pas un mot avant d’être dehors, puisque le moindre son était enregistré. La position a été vérifiée, et les radars, avant d’être éteints, ont confirmé qu’aucune embarcation n’approchait du cargo. Une cigarette a été fumée aux premiers instants du tangage, signe d’une fébrilité, ou bien d’une jubilation.
Depuis la passerelle on a stoppé l’élan, piqué le cargo au centre du rond de tissu et fait, des tonnes de métal, un papillon mort, cloué, magnifique.
Ils commencent donc par là. Par la suspension. Ils mettent, pour la toute première fois, les deux pieds dans l’océan. Se glissent dans l’eau. À des milliers de kilomètres de toute plage.
Personne ne le saura jamais, mais c’est maintenant qu’ils naissent, de l’air vers l’eau, expulsés volontaires de leur condition verticale et de leur âge. L’espace d’une seconde ils renversent l’ordre des choses, peut-être que quelque part des oiseaux prennent leur envol à l’envers ou qu’une rivière, d’un coup, remonte à sa source : voilà ce qu’ils pressentent, en vrac, et chacun dans sa langue.
Dans la cambrure parfaite de l’horizon, comme naissance c’est beaucoup plus réussi que la première fois, entre les murs carrés d’un hôpital, il y a vingt ans, trente ans, quarante ans, quelque part en Europe. Ils naissent adultes et de leur plein gré, les pieds en avant, les bras le long du corps, et dans la gorge un chant retenu, un cri débutant.
III
Ils glissent dans l’eau.
Pointe des pieds puis corps entier, douleur vive de la fraîcheur et du sel qui brûle comme s’il était plus cuisant au contact des peaux. Cages thoraciques compressées par l’immense océan : on dirait que la masse énorme, et par endroits grise, ne se laisse pas pénétrer si facilement, il n’y a qu’à voir comment, depuis le départ, elle referme systématiquement l’eau derrière le cargo qui pourtant met toute sa force pour la fendre. On ne la déchire pas comme un tissu, on n’y laisse pas d’empreinte comme dans le sable ou dans la neige. En y plongeant, on se condamne à l’invisibilité. En glissant, ils se demandent s’ils peuvent tous ressentir la même chose, si l’océan joue aussi ce rôle-là, de relier les esprits entre eux quand les corps s’y ébattent, de conduire les impressions comme la foudre. Au moment de toucher l’eau, ils forment une équipe dans l’exaltation, pour un peu ça illuminerait les profondeurs marines, ce courant qu’ils ont l’impression de faire jaillir de chacun de leurs gestes.
Ils sont sans envie de bravoure, sans aucune idée de l’heure qui suit. On dirait qu’il leur faut la première claque de l’eau pour faire ce voyage au présent. Ils sont sans intention de rien, on verra bien le geste qui arrive le premier pour les faire flotter comme ils peuvent, pour prendre ce qu’il faut de champ dans le rond déformé par la nage. On verra bien si le souffle suit, si le silence tétanise, si l’euphorie dans ce cas peut faire office de nageoires.
À chacun son image secrète de liberté, à chacun son choc en changeant d’élément. On voit sous leurs paupières passer des paysages, des vacances d’enfance, des plaines si vastes qu’on les croit préhistoriques, des pluies de déluge, des vélos lancés sous des soleils de plomb, des maisons minuscules cachées dans les rochers, des champs de tournesols et des champs de colza, des plages, des épices, des cabanes.
Voilà les visages extatiques, abandonnés, les corps arqués par le plaisir. Et chacun sait que c’est dans sa langue que la mer est la mer et l’océan, puissant.
On voit de quoi chacun est fait à sa façon d’entrer dans l’eau, les bleus sous la peau, les bosses oubliées, les dos abîmés. On reconnaît la jeunesse élastique ou les muscles éprouvés, les chairs aimées, caressées, et les corps que depuis trop longtemps on délaisse. Ce n’est pas tout à fait la même ouverture que chacun dessinera à la surface : tous ne portent pas le même poids.
Ils glissent pourtant sans choc, sans brasser d’eau plus qu’il ne faut, c’est à peine si un peu d’écume se forme autour des cuisses quand les jambes s’agitent. En une seconde ils sont sous l’eau, les cheveux méduses, enfin livrés à autre chose qu’aux embruns, ondulent, libèrent de leur pression les crânes, ne pèsent plus rien.
L’eau dans les oreilles est un bourdonnement inédit, on dirait. Ils piquent en nageant un mètre ou deux en profondeur, entendent leur cœur battre aux tempes, perçoivent une autre sorte de silence. Ils ont quitté les sons de la terre et de la surface, ils découvrent la musique de leur propre sang, tambour jusqu’à la liesse, percussion jusqu’à la transe. Son noir des apnées, symphonie des apesanteurs.
Ils tenaient à la nudité, il semble maintenant que c’est ce qui a précédé l’idée, une envie de nudité dans l’eau, une envie bête et précise, assez pour devenir leur obsession, la peau avant tout, la peau poussant à la folie, la peau cherchant la légèreté et la fraîcheur salutaire. »
Ultramarins, de Mariette Navarro, Quidam éditeur, 2021.
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