Lorsqu’on est réduit à plusieurs mois d’immobilité forcée, la rééducation est nécessaire. Aussi bien physique que morale dans cet ouvrage où l’infinitif repousse l’injonction. Un programme libre réunissant une variété de pensées, de désirs, d’aveux, de souvenirs, de souhaits et de résolutions. « Accomplir chaque jour sa to-do list de la veille. Renoncer à l’espoir de n’éprouver ni remords ni regrets. Ne plus se mesurer à chaque personnage dont on lit la biographie. » Ce texte prend la forme d’une liste, rédigé à l’infinitif (un temps neutre, impersonnel, le temps de tout le monde) une manière de s’échapper du biographique et du psychologique, une introspection qui résonne en nous tous.
Touché, Pascalle Monnier, P.O.L., 2023.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« Se débarrasser de ses mauvaises habitudes, se réformer, se corriger.
Perdre son temps, avec la détermination et le courage que l’on devrait employer à travailler en étudiant sur un site spécialisé le calendrier des heures et dates palindromes à venir. Voir que le 3 février 2030 est la prochaine date palindrome. Se demander immédiatement si on sera encore là pour s’en apercevoir.
Puis, dans l’espoir de se ressaisir, comme Saint-Cyran l’aurait probablement recommandé si on l’avait eu comme coach ou confesseur, décider de se rendre à soi-même et à son néant. Et, encore mieux, lors des moments de grande pénitence déclenchés par le désœuvrement qui a précédé et l’abattement qui a suivi, se souvenir que la grandeur de l’homme revient à être nécessairement à l’écart de soi-même.
Entamer une carrière de pénitent : Rancé soudain violemment accablé d’une vie trop mondaine s’enfermant dans la cellule d’un couvent avec la tête coupée de sa maîtresse défunte sous une cloche de verre / Chateaubriand recevant par pénitence de sa vie trop mondaine l’ordre d’écrire la vie de Rancé enfermé dans sa cellule de moine avec la tête coupée de sa maîtresse défunte /etc.
Pratiquer, aussi, tant qu’à faire, l’instant suivant, la joie de vouloir détruire ce qui mutile la vie.
Ignorer le sens de cette note très ancienne et qui ne semble pas une citation : attachement, OK, similitude.
Ne plus s’étonner de ce que les bus que l’on croise parlent et prétendent : Je roule propre.
Ne pas s’étonner davantage de ce que des chiens dans ces mêmes rues où circulent des autobus disposés à l’examen de conscience parlent eux aussi et confessent : Je fais où on me dit.
Ne plus flotter dans la mélancolie et le renoncement comme on fait la planche trop longtemps dans une piscine par lassitude d’une nage sans destination.
Ne pas se bercer de l’espoir de disparaître à la faveur d’un incendie ou d’un tremblement de terre et de renaître ailleurs, par exemple en Australie, parce que c’est aux antipodes et que n’ayant jamais prononcé le mot une seule fois on espère que c’est le seul pays où l’on ne vous cherchera jamais.
S’endormir chaque soir, parce qu’il faut bien y parvenir et que dès lors tous les moyens sont bons, en imaginant le plus infime détail du bungalow près de la mer que l’on ne possédera jamais mais dans lequel on pourrait enfin vieillir et mourir.
Passer sa vie dans le jardin anglais de Münich à regarder les jeunes gens surfer sur une seule vague.
Ne plus s’enticher de tout garçon ayant une mèche qui lui dissimule une partie du visage. Résister encore davantage à ceux qui relèvent la dite mèche dissimulant partiellement leur visage en soufflant dessus. Celle-ci agissant alors comme un rideau mollement agité par la brise dont les oscillations aussi régulières et douces que la respiration d’un bébé cachent et dévoilent le paysage. Suscitant avec autant d’intensité l’envie de sortir que de rester enfermé. Fort-da / on-off, avec toi mais sans toi, donner ce que l’on n’a pas à qui n’en veut pas, etc.
Ne pas prétendre, par la même occasion, que tout garçon doté du fameux regard à la Diana (prunelle levée vers ses propres cils, menton légèrement baissé, par crainte d’une observation trop frontale du monde ? pour éviter la gifle qui plane ? signal avant-coureur d’une fuite imminente ?) offre de tomber sous le charme d’un portrait flamand vissé sur le corps d’un surfer californien. Et autoriserait donc de céder à un engouement faussement anobli par un penchant esthétique. Et dire que ce n’était pas mon genre, etc.
Ne pas se bercer de l’espoir que l’on devient meilleur avec le temps.
Se souvenir que le sentiment dépressif, ce que Dante nommait la Grande Tristesse, ne naît pas d’une circonstance particulière mais de l’existence elle-même et qu’il convient donc de s’y accoutumer le plus rapidement possible. Mais aussi qu’un auteur remarquait que lors de la rédaction de l’Enfer Dante avait moins fait preuve d’imagination que d’un stupéfiant sens de l’observation.
Avec le projet et l’espoir d’aller mieux, recopier cette note pour finalement n’y trouver aucun répit : Il peut s’avérer bénéfique, au plan de l’économie psychique, de faire appel aux vertus des activités dites sublimatoires pour pallier les pertes objectales ou narcissiques, et recueillir le parfum de la nostalgie qui est dans leur sillage.
Juger défaitiste, inutile et fausse cette affirmation : Le langage, cela veut dire que je peux parler de cette montre même si elle n’est pas là, et je dirais que le langage c’est même l’absence de cette montre. Vivre dans le langage, veut dire vivre dans un monde où les objets sont forcément manquants.
Se demander en quoi le langage est l’absence d’une montre.
Éprouver constamment du désarroi au point de ne plus le sentir.
Désirer se défaire de tout ce qui dans son âme est une soumission aux autres.
S’efforcer de penser désormais à ceux qui vous entourent comme à des étrangers et en retirer de l’indulgence et de la douceur à leur égard.
Ne pas se bercer du souvenir des moments où les âmes et les corps semblaient à l’unisson.
Essayer de penser comme le chauffeur de taxi cambodgien parlait : omettre les articles et prépositions et s’en tenir aux verbes, s’autoriser à de très rares occasions quelques substantifs et adjectifs.
Faire l’inventaire de ce qui fait défaut.
Faire aussi l’inventaire quotidien de ses erreurs et manquements et ne pas se décourager lorsqu’on les retrouve une liste quasiment identique des années plus tard en parcourant des anciens carnets.
Écouter très attentivement ce petit garçon qui assis sur un banc du square essaie de déterminer dans une grande solitude, tant la question laisse indifférente la femme qui l’accompagne, si nager dans une piscine permet d’affirmer que l’on sait vraiment nager et si seule la nage en pleine mer autoriserait de l’affirmer.
Cesser de considérer que manger et boire constitue toujours une défaite et que le sommeil est l’aventure sinistre de chaque soir.
Ne pas accorder trop d’importance et de temps à la vie domestique.
Distinguer les petites solitudes des plus profondes solitudes.
Lister ses défauts pour les combattre : l’impétuosité, le désordre, la paresse, l’orgueil, la futilité et la vanité. Veiller à ne pas aimer ses défauts.
Consacrer ses insomnies à développer des politiques et stratégies à la fois prudentes et efficaces. Puis se montrer incapable de les mettre en pratique.
Affirmer le refus d’être dominé et tout autant le refus de dominer.
Ignorer si Stendhal prétendait qu’il faut entrer dans l’existence par un deuil ou par un duel puisque le mot recopié est illisible, que la source est perdue et devinant que les deux sont possibles si ce n’est comparables.
Donner raison à Renoir, à chaque fois que l’on se sert d’Internet, qui prétendait que le pire de notre époque serait la conséquence de l’invention du tube. Le tube permettant de faire circuler ce qui ne devrait pas circuler : l’eau, le gaz, le pétrole, et dorénavant les données.
Ne jamais oublier que, selon le proverbe libanais : parler, c’est vendre quand écouter c’est acheter.
Rejeter les vitupérations sentimentales : ne s’étonner de rien, rien ne m’est plus, too late/never more/Lord Anxious, etc.
Se souvenir du bain pris dans une piscine d’hôtel sur un toit de Florence parce que la lumière était parfaite, parce que la température de l’air et de l’eau était parfaite, le moment si parfait qu’il était infiniment présent bien que déjà un souvenir, qu’on le savait non reproductible et donc aussi désespérément triste.
Ignorer pourquoi certaines images et scènes sont inscrites à jamais dans la mémoire quand la majeure partie de l’existence s’engloutit dans l’oubli.
Contempler cette bande de jeunes filles qui volent comme des moineaux autour d’un container débordant de vêtements usagés.
N’espérer rien de bon venant de Dieu.
Savoir qu’il est mercredi parce que le bruit de l’aspirateur du voisin se conjugue à celui plus mélodieux de la chute du container de verre sur l’avenue.
Deviner que l’heure du déjeuner approche parce que le bruit des couverts et des assiettes déposés par les serveurs chargés de dresser les tables sous les fenêtres monte en puissance comme le son des instruments de l’orchestre qui s’accordent derrière le rideau signale que le concert va débuter.
Adapter régulièrement ses lunettes à sa vue déclinante et s’habituer aux verres progressifs.
Faire le décompte amer de ses chutes et blessures.
Payer chaque mois son loyer et en retirer un sentiment de satisfaction, de devoir accompli et de sécurité provisoire.
Quitter les maisons et les êtres sans chagrin et sans regret.
Ne pas penser à chaque fois que l’on part, je ne reviendrai pas, comme c’est désolant.
Enfin aimer partir et donc ne plus craindre de revenir.
Être conscient que lors des grandes solitudes l’avantage est de ne souffrir par personne.
Ne pas s’attarder sur les annonces immobilières de son quartier et perdre des heures à se demander où l’on aimerait et pourrait enfin habiter.
Ne plus chercher ni à plaire, ni à déplaire.
Ne pas craindre, comme Saint Jérôme le craignait, de se réveiller les épaules couvertes d’ecchymoses parce que les anges de Dieu le fouettaient durant son sommeil pour le punir de préférer la lecture de Cicéron à celle de la Bible. Notamment, mais pas seulement, faute de lire chaque jour Cicéron et la Bible.
Être d’accord avec ce cinéaste : on fait des films ou on écrit des livres parce que l’on ne trouve personne à qui parler. Ce qui revient à considérer que chaque conversation est une page mort-née.
Ne pas devenir aussi neurasthénique que Buzz l’Éclair quand il comprend qu’il pourrait être remplacé par un jouet plus performant.
Ne pas jouer au paria orphelin et stérile.
Imaginer le monde du point de vue des marchandises.
Ne plus se poser de questions futiles : les émotions de l’ordinateur Hal sont-elles sincères ? Pourquoi plusieurs femmes dans le palmarès des cent plus grands bassistes du vingtième siècle mais aucune dans la liste des plus grands guitaristes ? Pourquoi les québécois ayant un accent très prononcé quand ils parlent n’en ont aucun quand ils chantent ?
Ne pas se demander si les affects que l’on éprouve ont été encodés par la matrice. »
Touché, Pascalle Monnier, P.O.L., 2023.
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