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En lisant en écrivant : lectures versatiles #77

Gaëlle Obiégly met en scène une réceptionniste écrivaine qui, guidée par une mystérieuse voix intérieure, mène une enquête existentielle, qui prend le prétexte d’une conférence cocasse et excentrique sur le soldat inconnu : « Il loge en moi, c’est comme un implant, une grosse écharde. Il m’oblige à écrire, ce n’est pas tellement agréable. Mais je n’ai que ce moyen pour connaître mes pensées ». Ce monologue singulier, composé de digressions et d’association d’idées débridées, interroge à voix haute, avec humour et vivacité, la possibilité de connaître ce qu’on n’a pas encore vécu, l’insaisissable et la mort.

Totalement inconnu, Gaëlle Obiégly, Christian Bourgois, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




« Parmi mes fréquentations se trouvent des érudits. Ce ne sont peut-être pas des érudits mais juste des gens qui savent un certain nombre de choses sur des sujets nobles et qui, surtout, ont à cœur de transmettre leur savoir. Ce que je suis incapable de faire sereinement. Il faut une certaine stabilité pour étudier — peut-être plus tard si j’arrive à vieillir. J’ai développé très jeune une attirance pour ces obsessionnels du savoir.
Dès ma première enfance, je marchais encore à quatre pattes, mon vieux pépé me prenait sur ses genoux pour me raconter des batailles, c’était super ; il me lisait dans des livres des descriptions du débarquement des Américains sur les plages de Normandie ou encore de la guerre de Crimée, une atroce guerre de siège dépeinte par Tolstoï dans les Récits de Sébastopol. Si bien que ces paysages de sang se sont imprimés en moi. Est-ce ce qui m’a rendue taciturne, pas forcé-ment, je dois plutôt au syntagme des gènes ma psyché tantôt morbide tantôt exaltée. C’était un grand-père polonais qui avait marché à travers l’Europe en quête d’un lieu où vivre en paix. En peu de temps, il s’est fait connaître dans cette région plate et boisée qu’est la Beauce. Il s’y est fait connaître car il était d’une intelligence qui détonnait. Il plaçait les gens de savoir au-dessus de tous. Ils étaient rares mais il en trouvait. C’étaient des gens avec lesquels il parlait, sinon il était silencieux, il se retirait dans une espèce d’atelier mansardé où il collectionnait des choses, où il fabriquait des clés. Il a fait une clé en or avec un petit bout blanc qui n’ouvrait aucune porte. Soudain, j’ai eu la révélation du siècle : cette petite clé, elle ouvrait son atelier. Je n’ai pu y entrer qu’après sa mort. C’était sombre et bleu, on se serait cru au XIXe siècle. Sur une chaise était posé un casque aux longs crins noirs comme j’en ai vu plus tard sur des tableaux au Louvre — c’était le casque d’un dragon, un objet probablement exhumé lors des labours. Il est possible qu’il se soit fait payer ainsi. Il gagnait sa vie en affûtant les socs des charrues et en ferrant les chevaux. Au milieu des années 1980, j’ai quitté cette poche chronologique. Une enclave historique dans le monde contemporain. Le monde contemporain, je le connaissais par le collège et la télévision. Tandis que chez ces grands-parents dont je porte le nom, c’était comme dans certains livres : les chevaux étaient attachés dans la cour ; on entendait le travail du fer, le marteau le frappait sur l’enclume. On lavait tout le linge à la main dans de grands baquets d’eau fumante. Un lundi matin, mon père m’a conduite en ville et je n’en suis pas revenue. De ce temps-là, et d’avoir écouté les récits des batailles, il me reste une folie de l’état militaire. Une folie, c’est-à-dire quelque chose qui me dépasse. Et d’inavouable. Et qui me donne parfois des souffrances. Peut-être que tous les gens ont une enclave en eux. Un soldat inconnu m’habite, avec les douleurs que ça fait, et d’autres problèmes pour lesquels il n’y a pas de bons médocs. Peut-être que c’est pour tout le monde comme ça. De temps à autre, c’est lui qui parle, c’est le soldat, le soldat anonyme.
J’ai lu cette phrase dans le Journal de Kafka dont les pages remplissent la poche avant de mon Eastpak : « Punitions infligées aux soldats. On les lie à un arbre jusqu’à ce qu’ils deviennent bleus. » Je ne sais pas s’il s’agit d’un rêve, d’une information historique, d’une image qui provient d’une œuvre (théâtre, cinéma, livre). Je ne sais pas non plus si elle aura été intégrée à un livre de Kafka. Intégrée à moi, c’est certain.
Pendant tout un été, j’ai appris des poèmes en cheminant vers l’hôpital où l’on m’a soigné le cancer ; je les apprenais en marchant. Sur place, il me fallait rester totalement immobile sur la table de radiothérapie, je me récitais les poèmes en circulant intérieurement. C’est pas ça qui a cramé le mal. Tout de même, en synergie avec les rayons, les poèmes ont porté secours.
Les livres avec lesquels je vis depuis longtemps tombent à présent en miettes. Eux comme moi avons entamé la décrépitude. C’est un mot qui a quelque chose d’excitant alors que la réalité qu’il désigne, pas du tout. Les mots servent à nommer la réalité mais aussi ils t’en consolent. Je suis tout de même beaucoup mieux conservée que mes bouquins. Auto-illusion, peut-être. Ils sont rêches. Ils sont jaunâtres. Ils sont pleins de plis. Les pauvres vieux. Je ne les abandonne pas pour autant. Ils ne se tiennent plus, mais ça arrive aussi à de jeunes livres. Des fois la colle est cheap. Ou bien en cas de grosse chaleur elle fond et tout ton livre s’éparpille. Les vieux, je les isole. Je mets des pages dans mon Eastpak et aussi dans mon paletot. J’emploie ici un mot de ma famille du XIXe siècle évoquée plus haut.
Au XXIe siècle, l’été 2020, mon complice en partie aura été Kafka dont j’ai dépiauté le journal. Un volume fatigué, on pourrait dire au bout du rouleau mais c’est irrespectueux. Je n’aimerais pas qu’on en dise autant de moi. Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. Si ça continue, je vais devenir ennuyeuse, voire d’une connerie suprême. À force de morale. Tous les jours avec ces feuilles d’angoisse, et des ouvrages d’érudition, je m’instruis, je respire en me décollant légèrement du sol et je sur-vole la planète Terre et je remonte le temps. Mais j’en ai vite marre de ces méditations. Pourquoi je fais tout ça ?
Je fais tout ça pour savoir quelque chose de plus au sujet du soldat inconnu. Il n’existe que parce qu’il est mort. Autrement, il ne serait pas intéressant. Il ne serait pas intrigant. Il ne serait pas glorieusement inconnu. La mort l’anoblit, ça c’est une chose qui est valable pour n’importe qui. Aimer les morts, c’est facile. Ils ne te font pas chier. Quand le mort est encore à portée de main, il suscite émotions, amour, louange. Je vous renvoie à La Mort d’Ivan Ilitch de mon ami Lev Nikolaïevitch Tolstoï. Ensuite, on t’oublie. Mais tu t’en fous, de toute façon, puisque tu es mort. Le détachement est le gros gros gros atout de la mort. Je le sais. Pourtant je n’ai pas encore été morte. Je le sais comment ? Par intuition alors.
La connaissance intuitive se fonde sur des impressions, sur des sentiments. À l’inverse, la connaissance scientifique découle de démonstrations qui peuvent être démenties. Les impressions, les sentiments, tu ne peux pas les démentir. Cela produit une connaissance qui n’est pas fiable et qui pour autant - écoute bien -ne saurait être démentie. Autrement dit : vous n’avez aucune certitude concernant le soldat inconnu qui m’habite, sur le fait même qu’il s’est installé en moi, pour autant je vous mets au défi de me prouver le contraire. Quand j’affirme que le bénéfice de la mort, c’est le détachement, il n’y a pas moyen de vérifier puisque personne ne sait comment c’est d’être mort. Et pourtant, ce n’est pas une énorme connerie de prétendre que quand on est mort on n’éprouve plus de contrariété ni de joie. Quand Jésus Christ était mort, comment c’était, on aimerait le savoir. À ma connaissance, il n’y a aucun témoignage sur cet aspect-là de sa vie.
La mort est un mystère savamment entretenu, je ne sais pas pourquoi je dis « savamment ». Il m’arrive, lors de méditation, de voir les morts sur leur petit carré de pelouse. Sortis du sol, parmi les monticules de mauvaise terre ; à part des asperges, des endives, qu’est-ce que tu veux faire pousser dans ce genre de mélange, surtout sablonneux. Ils sont là, s’il fait jour, comme des taupes, ils sont sur l’herbe et ils ont une corbeille de fruits d’été dans laquelle les pêches sont en quantité. Autrement, quand il fait nuit, les morts et les mortes sont assis et ils portent des toges. Je les reconnais, je les salue, je ne sais pas s’ils me voient. Je pense que oui.
On dit : je pense donc je suis. D’accord, je fais de mon mieux. C’est difficile de faire les deux en même temps mais si on se concentre on y arrive. Ce que je souhaite ajouter, c’est que si moi je suis, c’est unique-ment pour que tu sois. Je pense donc je suis. Donc tu es. Est-ce que c’est compréhensible ?
Tout ce temps où je pense étendue sur le sol me transforme. J’accepte d’être le réceptacle du soldat inconnu. Je le connais mieux ainsi, de cette manière subjective, que par les livres dont, malgré tout, ma pensée procède. Ce serait beaucoup mieux dit si j’étais capable d’une chanson de gestes. A l’école élémentaire, on nous faisait lire des pages dans le manuel de français, des pages où la guerre était sublime. Super bien décrite. Jolie. Avec un goût d’absinthe. L’océan écarlate. Le chant des obus. La fusée s’épanouit fleur nocturne. Les mots ont des effets psychédéliques. Ils peuvent te mener à l’amour fou. C’est bien le problème. Du coup, j’ai aimé les extases et plus tard les hallucinogènes. Des poèmes d’Apollinaire et un autre texte de soldat m’ont mise en feu. Ils s’étaient retrouvés dans notre livre de lecture de l’école élémentaire. On nous a mis ça dans l’âme.
Pour le statut de saint, il n’y a pas de mystère. Pour être le soldat inconnu, non plus. Il faut répondre aux critères. S’être engagé pour le pays, être mort, n’être personne. J’ai lu une étude sur un homme qui s’est engagé en 1914, qui est mort au front, qui a suscité un ouvrage qui expose, archives à l’appui, son parcours — de l’École normale supérieure à la passion guerrière. Le livre m’a beaucoup intéressée. Il est écrit par un historien qui s’appelle Marriot. Il y a des photos, il y a des documents, il y a des cartes postales, tu te fais une idée des tranchées. Ça te tourne moins la tête que la littérature. Le héros du livre n’est pas admissible au grade de soldat inconnu. Objet d’une étude précise il gagne en réalité, certes. Seulement, sans anonymat il sort de la catégorie. Il est moins mythique. C’est paradoxal, pour être le mort célébrissime il faut être anonyme, inconnu disons.
La lecture est une expérience profondément personnelle. En cela, il est possible de faire un lien entre l’acte de lire et celui de collectionner ou conserver des objets sans prix, des choses qui n’ont de valeur que pour soi-même. »

Totalement inconnu, Gaëlle Obiégly, Christian Bourgois, 2022.

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